Le 2 octobre 2015, le Conseil d'Etat a, pour la première fois, fait usage de la compétence qui lui avait été récemment accordée d'octroyer une indemnité réparatrice à une partie requérante. Le Conseil a octroyé une telle indemnité à la suite du retrait, par la partie adverse, de l'acte administratif attaqué après un arrêt en suspension.
La Cour de cassation a annulé cet arrêt le 15 septembre 2017. Il ressort de la lecture conjointe de cet arrêt et des conclusions de l'avocat-général que, selon la Cour, ni un arrêt en suspension ni le retrait d'un acte administratif qui s'ensuit, ni l'arrêt qui en prend acte, « ne constatent l'illégalité de l'acte » nécessaire pour que le Conseil d'Etat puisse octroyer une indemnité réparatrice. Seul un arrêt d'annulation du Conseil d'Etat peut établir une telle illégalité. Cet arrêt de cassation a de conséquences juridiques et pratiques importantes.
Contexte
Dans le cadre de la sixième Réforme de l'Etat, un alinéa 2 a été introduit à l'article 144 de la Constitution afin de permettre au législateur d'habiliter le Conseil d'état ou les juridictions administratives fédérales à statuer sur les effets civils de leurs décisions. Jusqu'alors une action en réparation du dommage subi par un acte illégal de l'administration relevait de la compétence exclusive des juridictions de l'ordre judiciaire.
Le législateur a usé de cette compétence en adoptant l'article 6 de loi du 6 janvier 2014 relative à la Sixième Réforme de l'Etat lequel a inséré un article 11bis dans les lois sur le Conseil d'Etat, coordonnées le 12 janvier 1973 ("LCCE"). En vertu de cette disposition, toute partie requérante ou intervenante à qui l'illégalité de l'acte dont elle a poursuivi l'annulation devant le Conseil d'Etat a causé un préjudice peut demander qu'une indemnité réparatrice lui soit allouée. L'illégalité de l'acte attaqué (et non la faute comme c'est le cas devant les juridictions de l'ordre judicaire) est donc le fait générateur du dommage.
L'article 11bis des LCCE est entré en vigueur le 1er juillet 2014. Pour être recevable, la demande d'indemnité réparatrice doit être liée soit à un recours introduit depuis le 1erjuillet 2014, soit à un arrêt prononcé à partir de cette date (article 40 de la loi du 6 janvier 2014).
Premier octroi de l'indemnité réparatrice par le Conseil d'Etat
Par un arrêt du 2 octobre 2015 le Conseil d'État a, pour la première fois, octroyé une telle indemnité réparatrice (arrêt n° 232.416).
Le requérant avait en 2013 introduit devant le Conseil d'Etat une requête en annulation et une demande en suspension à l'encontre d'une décision du SPF Intérieur refusant de lui délivrer une carte d'identification pour l'exercice d'activité de gardiennage (cette carte d'identification avait été demandée par la société de gardiennage qui devait l'engager). Par un arrêt du 31 octobre 2013 (n°225.305), le Conseil d'Etat a constaté l'illégalité de cette décision et l'a suspendue. A la suite de cet arrêt de suspension, le SPF Intérieur a retiré la décision litigieuse et a octroyé au requérant la carte d'identification sollicitée. Par un arrêt du 24 juillet 2014 (n°228.108), le Conseil d'Etat a statué sur la requête en annulation. Etant donné que la décision attaquée avait été retirée par le SPF Intérieur et qu'une carte d'identification avait été accordée au requérant, le Conseil d'Etat y a uniquement constaté que le recours avait perdu son objet et qu'il n'y avait plus lieu à statuer.
Suite à cet arrêt et plus précisément le 22 septembre 2014, le requérant a introduit devant le Conseil d'Etat une demande d'indemnité réparatrice en vertu de l'article 11bis des LCCE. Il estimait que l'illégalité de la décision du SPF Intérieur lui avait causé un préjudice étant donné qu'en raison du refus d'octroi de carte d'identification, il avait perçu durant une certaine période une rémunération inférieure à celle qu'il aurait pu percevoir comme agent de gardiennage.
La première question que le Conseil d'Etat a dû trancher dans son arrêt du 2 octobre 2015 était celle de savoir si l'arrêt de non-lieu à statuer prononcé le 24 juillet 2014 — seul arrêt à avoir été prononcé après l'entrée en vigueur de l'article 11bis — constatait une illégalité et pouvait fonder une demande d'indemnité réparatrice. La Haute juridiction administrative a répondu par l'affirmative à cette question et a ainsi rejeté l'argument du SPF Intérieur selon lequel l'arrêt du 24 juillet 2014 ne constatait pas en tant que tel une illégalité. En se fondant sur les travaux préparatoires de la loi du 6 janvier 2014, le Conseil d'Etat a tout d'abord rappelé que l'indemnité réparatrice pouvait être greffée à tout arrêt constatant une illégalité et non seulement à un arrêt d'annulation. Il a ensuite jugé que l'arrêt du 24 juillet 2015 avait constaté que la partie adverse a reconnu l'illégalité retenue comme moyen sérieux par l'arrêt de suspension et nécessairement la réalité de cette illégalité et qu'il s'agissait dès lors d'un arrêt constatant une illégalité au sens de l'article 11bis.
Le Conseil a dès lors accordé au requérant une indemnité correspondant au dommage matériel subi par celui-ci en raison de l'illégalité de l'acte attaqué, à savoir son manque à gagner, augmenté d'intérêts judicaires. Le Conseil d'Etat a ainsi constaté qu'il y avait bien un lien de causalité entre l'illégalité constatée et le préjudice subi par le requérant. Sans cette illégalité, ce dernier aurait été engagé beaucoup plus tôt par la société de gardiennage et aurait perçu une rémunération plus importante que celle qu'il a effectivement perçue.
Le Conseil a par la suite confirmé cette jurisprudence dans un arrêt du 12 avril 2016 (n° 234.362).
La Cour de cassation casse l'arrêt du Conseil d'Etat
Avec un arrêt motivé très sommairement, la Cour de cassation a cassé la décision du Conseil d'Etat du 2 octobre 2015.
Selon la Cour de cassation, en tenant l'arrêt qui constate la perte d'objet du recours en annulation du défendeur en raison du retrait de l'acte attaqué pour « un arrêt qui constate une illégalité au sens de cet article » et en en déduisant que « la demande d'indemnité réparatrice est recevable », le Conseil d'Etat a agi de manière illégale et inconstitutionnelle.
Il ressort clairement de la lecture conjointe de l'arrêt de la Cour de cassation et des conclusions de l'avocat général, sur lequel il se fonde, que la Cour de cassation estime que seul « un arrêt du Conseil d'Etat, rendu après le 1er juillet 2014, qui clôture la procédure en annulation avec un règlement définitif du litige, qui examine la légalité de la décision attaquée et qui constate expressément une illégalité » peut constituer le fondement d'une demande d'indemnité réparatrice.
En revanche, un arrêt de suspension, qui juge un moyen sérieux, ne concerne qu'un jugement prima facie (qui de plus n'est que provisoire) de sorte qu'un tel arrêt n'est pas un arrêt « qui constate l'illégalité ». Il importe peu, selon la Cour de cassation, que l'administration qui a pris l'acte administratif suspendu a procédé ensuite à son retrait et l'a motivé sur base de l'arrêt en suspension du Conseil d'Etat. Dans la même logique, un arrêt du Conseil d'Etat à la suite de ce retrait, qui constate que le recours en annulation n'a plus d'objet, ne peut constituer la base d'une demande d'indemnité réparatrice.
Et maintenant?
Suite à l'arrêt de la Cour de cassation du 15 septembre, 2017, le Conseil d'Etat devra se prononcer à nouveau sur l'affaire, en tenant compte de la position de la Cour de cassation. Cela signifie que le Conseil d'Etat n'aura pas d'autre choix que de rejeter la demande d'indemnité réparatrice.
L'impact pratique de cet arrêt de la Cour de cassation au-delà de ce cas concret est important: il est probable que certaines administrations, confrontées à un arrêt en suspension du Conseil d'Etat où il établit prima facie une illégalité dans leur acte administratif, retireront leur acte administratif. De cette manière, le Conseil d'État ne pourra pas les condamner à une indemnité réparatrice. Selon la Cour de cassation, ni un arrêt en suspension, ni le retrait, ni un arrêt rendu suite au retrait ne donne lieu à une indemnité. A l'inverse, si ces administrations attendent la fin de la procédure d'annulation, elles risquent de voir le Conseil d'Etat constater définitivement l'illégalité de leur acte administratif, ce qui permettrait le Conseil d'Etat d'accorder ensuite une indemnité réparatrice.
Jusqu'à aujourd'hui, le système de l'indemnité réparatrice du Conseil d'État s'est surtout révélé être une valeur ajoutée dans les cas où la partie requérante réclamait une petite indemnité. Dans de tels cas, la partie requérante n'engagera pas une procédure distincte devant le juge judiciaire, car les coûts associés à cette procédure dépassent la valeur de sa demande. Le nouveau système de l'article 11bis des LCCE garantit qu'il puisse encore recevoir une indemnité pour le préjudice qu'il subit à la suite d'un acte administratif illégal. L'augmentation prévue des retraits des actes administratifs, après un jugement de suspension, sera donc particulièrement préjudiciable à ces parties requérantes, qui verront ainsi des indemnités leur passer sous le nez.
La question est de savoir quelle influence l'arrêt de la Cour de cassation a sur le cas où le Conseil d'État prononce l'annulation selon une procédure accélérée parce que la partie adverse n'a pas déposé (en temps voulu) une demande de poursuite de la procédure, après que l'auditeur a conseillé d'annuler l'acte administratif attaqué. Dans ce cas, le Conseil d'État procédera à l'annulation sans toutefois établir l'illégalité. Dans ces conditions, selon la logique de la Cour de cassation, le Conseil d'Etat ne pourrait accorder une indemnité réparatrice. Cependant, avant l'arrêt de cassation du 15 septembre 2017, le Conseil d'Etat a déjà annoncé, dans de tels cas de figures, à plusieurs reprises, l'annulation de l'acte administratif et a rouvert simultanément les débats en vue d'examiner la demande d'indemnité réparatrice.
Cette jurisprudence est diamétralement opposée à l'arrêt de la Cour de cassation du 15 septembre 2017.
La Cour constitutionnelle est également impliquée dans la discussion
L'arrêt de la Cour de cassation n'a clairement pas dit le dernier mot sur la question de l'indemnité réparatrice. En effet, le Conseil d'État, dans un arrêt récent du 26 octobre 2017, a soumis une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle, qui risque de mettre tout le système de la demande d'indemnité réparatrice en question.
Le Conseil souhaiterait que la Cour constitutionnelle détermine si la réglementation actuelle viole le principe d'égalité, en ce que le législateur n'a laissé à la partie requérante que la possibilité de soit réclamer une indemnité à la suite d'un acte administratif illégal devant le Conseil d'Etat, soit d'aller devant le juge judiciaire. Si la partie requérante choisit de faire valoir sa réclamation devant le Conseil d'État, la partie adverse doit subir ce choix, ce qui signifie pour elle - contrairement à ce qui se passe dans le cas d'un recours devant le juge judiciaire:
- Qu'elle ne peut bénéficier d'un appel contre la décision du Conseil,
- Qu'elle n'a pas la possibilité de démontrer que l'illégalité de l'acte administratif ne constitue pas une faute civile, à la suite de laquelle la demande de dommages-intérêts sera déclarée non fondée, et
- Qu'elle n'a pas la possibilité d'introduire un pourvoi en cassation.
Si la Cour constitutionnelle confirme que la réglementation actuelle dans ce domaine viole effectivement le principe d'égalité, cela aura des lourdes conséquences. Le législateur devra soit mettre en œuvre des réformes fondamentales dans la procédure d'octroi de l'indemnité réparatrice du Conseil d'Etat (mais il reste à savoir si de telles réformes sont souhaitables à la lumière de la répartition générale des tâches entre les juridictions administratives et judiciaires), soit supprimer le pouvoir du Conseil d'Etat d'accorder une indemnité réparatrice.
Aube Wirtgen - Of Counsel
Elsbeth Loncke - Senior Attorney