Le Conseil d’Etat est depuis peu compétent pour accorder une indemnité réparatrice à l’administré à qui un acte administratif illégal a causé un dommage. Le 2 octobre 2015, le Conseil d’Etat a pour la première fois octroyé une telle indemnité.
Dans le cadre de la sixième réforme de l'Etat un alinéa 2 a été introduit à l'article 144 de la Constitution afin de permettre au législateur d'habiliter le Conseil d'état ou les juridictions administratives fédérales à statuer sur les effets civils de leurs décisions. Jusqu'alors une action en réparation du dommage subi par un acte illégal de l'administration relevait de la compétence exclusive des juridictions de l'ordre judiciaire.
Le législateur a usé de cette compétence en adoptant l'article 6 de loi du 6 janvier 2014 relative à la sixième réforme de l'Etat lequel a inséré un article 11bis dans les lois sur le Conseil d'Etat, coordonnées le 12 janvier 1973 ("LCCE") (voir aussi Eubelius Spotlights mars 2014). En vertu de cette disposition, toute partie requérante ou intervenante à qui l'illégalité de l'acte dont elle a poursuivi l'annulation devant le Conseil d'Etat a causé un préjudice peut demander qu'une indemnité réparatrice lui soit allouée. L'illégalité de l'acte attaqué (et non la faute comme c'est le cas devant les juridictions de l'ordre judicaire) est donc le fait générateur du dommage. L'article 11bis prévoit en outre que dans sa décision, le Conseil d'Etat peut tenir compte des intérêts publics et privés en présence. Il se peut dès lors que l'indemnité allouée par le Conseil d'Etat ne consiste pas en la réparation intégrale du dommage. L'article 11bis des LCCE prévoit également qu'une fois la demande d'indemnité réparatrice introduite devant le Conseil d'Etat, le requérante ou la partie intervenante ne peut plus pour le même préjudice introduire une action en responsabilité devant les juridictions de l'ordre judiciaire. Et inversement. Le législateur a clairement opté pour l'application de la règle "electa une via".
L'article 11bis des LCCE est entré en vigueur le 1er juillet 2014. Pour être recevable, la demande d'indemnité réparatrice doit être liée soit à un recours introduit depuis le 1er juillet 2014, soit à un arrêt prononcé à partir de cette date (article 40 de la loi du 6 janvier 2014).
Par un arrêt du 2 octobre 2015 le Conseil d'État a, pour la première fois, octroyé une telle indemnité réparatrice (arrêt n° 232.416).
Le requérant avait en 2013 introduit devant le Conseil d'Etat une requête en annulation et une demande en suspension à l'encontre d'une décision du SPF Intérieur refusant de lui délivrer une carte d'identification pour l'exercice d'activité de gardiennage (cette carte d'identification avait été demandée par la société de gardiennage qui devait l'engager). Par un arrêt du 31 octobre 2013 (n°225.305), le Conseil d'Etat a constaté l'illégalité de cette décision et l'a suspendue. A la suite de cet arrêt de suspension, le SPF Intérieur a retiré la décision litigieuse et a octroyé au requérant la carte d'identification sollicitée. Par un arrêt du 24 juillet 2014 (n°228.108), le Conseil d'Etat a statué sur la requête en annulation. Etant donné que la décision attaquée avait été retirée par le SPF Intérieur et qu'une carte d'identification avait été accordée au requérant, le Conseil d'Etat y a uniquement constaté que le recours avait perdu son objet et qu'il n'y avait plus lieu à statuer.
Suite à cet arrêt et plus précisément le 22 septembre 2014, le requérant a introduit devant le Conseil d'Etat une demande d'indemnité réparatrice en vertu de l'article 11bis des LCCE. Il estimait que l'illégalité de la décision du SPF Intérieur lui avait causé un préjudice étant donné qu'en raison du refus d'octroi de carte d'identification il avait perçu durant une certaine période une rémunération inférieure à celle qu'il aurait pu percevoir comme agent de gardiennage.
La première question que le Conseil d'Etat a dû trancher dans son arrêt du 2 octobre 2015 était celle de savoir si l'arrêt de non-lieu à statuer prononcé le 24 juillet 2014 — seul arrêt à avoir été prononcé après l'entrée en vigueur de l'article 11bis — constatait une illégalité et pouvait fonder une demande d'indemnité réparatrice. La Haute juridiction administrative a répondu par l'affirmative à cette question et a ainsi rejeté l'argument du SPF Intérieur selon lequel l'arrêt du 24 juillet 2014 ne constatait pas en tant que tel une illégalité. En se fondant sur les travaux préparatoires de la loi du 6 janvier 2014, le Conseil d'Etat a tout d'abord rappelé que l'indemnité réparatrice pouvait être greffée à tout arrêt constatant une illégalité et non seulement à un arrêt d'annulation. Il a ensuite jugé que l'arrêt du 24 juillet 2015 avait constaté que la partie adverse a reconnu l'illégalité retenue comme moyen sérieux par l'arrêt de suspension et nécessairement la réalité de cette illégalité et qu'il s'agissait dès lors d'un arrêt constatant une illégalité au sens de l'article 11bis.
Ceci étant précisé, le Conseil d'Etat s'est ensuite penché sur le fond de l'affaire, à savoir la demande d'indemnité réparatrice elle-même. Il a commencé par rejeter la demande tendant à la réparation du préjudice moral, celui-ci ayant selon le Conseil été réparé par la suspension prononcée par l'arrêt du 31 octobre 2015 combinée au retrait subséquent de la décision attaquée et à l'octroi de la carte d'identification.
Le Conseil a néanmoins accordé au requérant une indemnité correspondant au dommage matériel subi par celui-ci en raison de l'illégalité de l'acte attaqué, à savoir son manque à gagner, augmenté d'intérêts judicaires. Le Conseil a ainsi constaté qu'il y avait bien un lien de causalité entre l'illégalité constatée et le préjudice subi par le requérant. Sans cette illégalité, ce dernier aurait été engagé beaucoup plus tôt par la société de gardiennage et aurait perçu une rémunération plus importante que celle qu'il a effectivement perçue. Pour calculer l'indemnité réparatrice, le Conseil s'est fondé sur la convention collective pertinente et a calculé la différence entre la rémunération que le requérant aurait perçue durant une certaine période s'il avait été engagé et le montant qu'il a effectivement perçu durant cette même période.
Un élément important à signaler est le fait que le Conseil d'Etat n'a dans son arrêt du 2 octobre 2015 pas estimé devoir moduler le montant accordé au requérant à titre d'indemnité réparatrice en raison d'intérêts publics mais lui a accordé une réparation intégrale de son dommage.
Il semble dès lors s'avérer que nous cette première décision du Conseil d'Etat infirme les craintes de certains auteurs quant à l'octroi par le Conseil d'Etat d'une indemnité moindre que celle qui aurait pu être accordée par les juridictions de l'ordre judiciaire, ces dernières ne devant pas moduler l'indemnité en fonction des intérêt publics et privés en présence mais réparer l'intégralité du préjudice. Il s'agit là certainement d'un élément important à prendre en compte pour le requérant au moment du choix de l'introduction de sa demande en réparation devant le Conseil d'Etat ou les juridictions judicaires. La partie qui a introduit la demande d'indemnité réparatrice devant le Conseil d'Etat ne pourra pour rappel plus intenter une action en responsabilité civile devant les juridictions civiles en vue d'obtenir une réparation du même préjudice. Et inversement.
Signalons pour terminer que d'après les informations publiées sur le site internet du Conseil d'Etat, un pourvoi en cassation a été introduit à l'encontre de l'arrêt du 2 octobre 2015.
Auteurs:
Danijela Vuletic