Imaginez...
Vu l’obligation de télétravail qui est de mise depuis un bon bout de temps, vous oubliez votre badge lorsque vous retournez au bureau pour la première fois. Heureusement, l’agent de sécurité vous laisse entrer.
Un peu plus tard, vous recevez un communiqué de presse sur votre téléphone – il est question d’ « accords de prix » et d’ « entreprises de sécurité ». Vous poursuivez votre lecture, et apparemment l'Autorité de la concurrence a lancé une enquête de grande envergure sur de possibles pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de la sécurité. Certains grands acteurs auraient participé à des accords de prix et de répartition de marchés. L'association professionnelle du secteur de la sécurité serait également impliquée. Vous remarquez que le communiqué accorde beaucoup d'attention aux « parties lésées » par les pratiques.
Vous pensez immédiatement à l’agent qui vous a laissé entrer. La société de sécurité qui l’emploie serait-elle également impliquée ? Est-ce que votre entreprise pourrait être considérée comme une « partie lésée » ? Et à quoi votre entreprise aurait-elle droit ?
Quelques précisions.
Quand suis-je une partie lésée ? Vous l'êtes si vous avez subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence. En général, cela signifie que vous avez subi un préjudice parce que vous avez payé des prix trop élevés en raison de cette infraction (augmentation artificielle des prix).
Dans le cas des entreprises de sécurité, la panoplie de parties lésées potentielles est très large. Par exemple, il existe de nombreuses entreprises qui font appel à des services de sécurité classiques, comme le fait votre entreprise. Mais il peut également s'agir de consommateurs qui possèdent un système d'alarme chez eux, ou même de pouvoirs publics.
À quoi ai-je droit en tant que partie lésée ? En tant que partie lésée, vous avez droit à une réparation intégrale du préjudice causé, à savoir le surcoût que vous avez payé à tort. Vous pouvez essayer de dégager une solution amiable avec votre fournisseur. Si cela ne fonctionne pas, vous pouvez introduire une demande devant les juridictions nationales (une action en dommages et intérêts).
Le cadre juridique des actions en dommages et intérêts a considérablement évolué depuis l'adoption d'une importante directive européenne visant à faciliter la tâche des victimes qui entendent se voir indemnisées du préjudice subi. Celle-ci a été transposée il y a trois ans en droit national par tous les États membres de l'UE, et donc aussi en Belgique.
Le principe de base reste que la partie lésée devra démontrer la faute (l'infraction au droit de la concurrence), l'existence et l’ampleur du préjudice, ainsi que le lien de causalité entre la faute et ledit préjudice. La loi facilite la tâche de la partie lésée en lui permettant de profiter d’un certain nombre de présomptions, notamment la présomption (réfragable) que les ententes causent un préjudice. Ainsi, en cas d'entente, il est aux yeux de la loi acquis qu’il y a eu un préjudice. Il vous appartient toutefois d’en prouver l’étendue.
Et maintenant ? L'Autorité de la concurrence dispose du personnel et des ressources nécessaires pour mener une enquête approfondie. Une telle enquête prend plusieurs années. Si une infraction au droit de la concurrence venait à être constatée (ce qui n’est pas encore le cas), l'Autorité de la concurrence adoptera une décision par laquelle elle pourra imposer une amende.
Pendant l'enquête, le délai de prescription est suspendu. Cela signifie que votre demande de dommages et intérêts ne pourra pas être prescrite avant que l'infraction ait été établie par l'Autorité de la concurrence. Vous n'avez donc pas besoin de passer à l'action tout de suite. Vous pouvez attendre le résultat de la procédure. Mais il n'est pas pour autant recommandé de s’abstenir de toute initiative – au contraire, vous pouvez déjà vous mobiliser.
Ainsi, en tant que partie potentiellement lésée, vous pouvez déjà rassembler tous les documents utiles. Pensez aux contrats conclus ou aux paiements effectués (factures). Veillez à ce que ces documents soient soigneusement conservés. Dans la mesure où une entente s'étend souvent sur plusieurs années, il faut également remonter assez loin dans le temps. Il n'est pas exceptionnel qu'une condamnation de l'Autorité de la concurrence porte sur des faits remontant à plus de dix ans.
Il convient également de se préparer à la défense que les auteurs de l'infraction mettront probablement en avant. Par exemple, ils avanceront souvent que vous avez pu répercuter le surcoût sur vos propres clients et que vous n'avez donc pas subi de préjudice propre - c'est ce qu'on appelle l’argument de la répercussion des surcoûts (passing-on defense) -. Pour pouvoir vous défendre contre cette argumentation, il est conseillé de rassembler et de conserver des documents sur vos propres calculs de coûts.
Au cours de la procédure devant les juridictions nationales, vous pourrez à votre tour demander accès à des preuves spécifiques et pertinentes dont disposent les auteurs de l'infraction.
Enfin, il peut déjà être utile de chercher à entrer en contact avec les auteurs de l'infraction une fois que l'enquête a progressé, afin d’examiner si une solution amiable est envisageable. Non seulement la voie amiable permet aux parties lésées d'être indemnisées plus rapidement de leur préjudice, mais elle peut également être prise en compte en tant que circonstance atténuante lors de la détermination de l'amende de l'auteur de l'infraction. La législation prévoit également, de manière générale, la suspension du délai de prescription pendant la recherche d'une solution amiable.
Concrètement :
- Vous êtes une partie lésée si vous avez subi un dommage causé par une infraction au droit de la concurrence.
- En tant que victime, vous avez droit à une réparation intégrale du préjudice.
- Dans une action en dommages et intérêts, vous devrez prouver la faute, l'existence et l’ampleur du dommage, ainsi que le lien de causalité entre la faute et le préjudice. À cet effet, vous pouvez vous appuyer sur certaines présomptions qui sont désormais prévues par la législation.
- Documentez autant que possible votre relation avec les éventuels auteurs de l’infraction, y compris vos propres calculs de coûts. Remontez assez loin dans le temps. Veillez à ce que ces documents soient bien conservés.
- ‒ Contactez les auteurs de l’infraction en temps utile, car la recherche d'une solution amiable peut être bénéfique pour les deux parties.
En savoir plus :
- Directive 2014/104/UE relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l'Union européenne: https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32014L0104&from=FR.
- La directive 2014/104/UE a été transposée en droit belge par le biais des articles XVII.71 à XVII.91 du Code de droit économique.
- Pour une discussion du régime des actions en dommages et intérêts en Belgique, voir la contribution de F. Wijckmans, M. Visser, K. Francken, M. Sengeløv et M. Wilson dans The Private Competition Enforcement Review 2020 (The Law Reviews, Ilene Knable Gotts et Kevin S Schwartz (eds)), https://thelawreviews.co.uk/title/the-private-competition-enforcement-review/belgium
- F. Wijckmans, M. Visser, S. Jaques en E. Noël, The EU Private Damages Directive, Practical Insights, Intersentia 2016.
- Lisez le "In the Picture" de juin 2019, intitulé ´"Quelle était l’ampleur du préjudice que j’avais subi suite au cartel, encore ?" qui aborde le calcul dans le cadre d'actions en dommages et intérêts.