Dans une décision récente, la CJUE a reconnu le droit au silence aux personnes physiques poursuivies pour des infractions administratives à caractère pénal et a exclu la possibilité pour les Etats Membres de sanctionner l’usage de ce droit au silence comme un défaut de coopération à l’enquête. Cette protection n’est toutefois reconnue que dans une moindre mesure aux personnes morales.
Contexte factuel et procédural
L’autorité de surveillance des marchés italienne (la « Consob ») avait infligé à un individu une amende d’un montant total de 300.000 EUR pour des infractions administratives de délit d’initié et de divulgation illicite d’informations privilégiées. Celle-ci lui avait en outre infligé une amende de 50.000 EUR au motif qu’il avait postposé son audition à plusieurs reprises et que - lorsqu'il avait finalement comparu - il avait refusé de répondre aux questions des enquêteurs. Un tel comportement avait été considéré comme un défaut de coopération à l'enquête, ce qui constitue une infraction administrative en vertu de la loi italienne mettant en œuvre les règlements dits "MAD" et "MAR".
Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle italienne a demandé à la Cour de Justice de l’Union européenne de se prononcer à titre préjudiciel sur la compatibilité d'une telle sanction administrative avec le droit au silence.
Décision de la CJUE
La Grande Chambre de la Cour européenne de justice a tout d'abord reconnu que le droit de garder le silence est inscrit dans les articles 47 (droit à un procès équitable) et 48 (présomption d'innocence) de la Charte des droits fondamentaux de l'UE (la Charte) qui sont équivalents à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme prévoyant un droit à un procès équitable. La Cour de justice a ensuite rappelé que la Charte doit être interprétée conformément à l'article 6 CEDH et que le droit au silence est reconnu de longue date par la jurisprudence de la Cour EDH.
La Cour de justice a ainsi jugé que (i) le droit au silence est violé lorsqu'un suspect est forcé de témoigner sous la menace de sanctions pénales et que (ii) les procédures administratives pour abus de marché peuvent conduire à l'imposition de sanctions administratives de nature pénale. Le droit au silence est donc applicable à de telles procédures et s'oppose à ce que des sanctions soient infligées à des particuliers pour avoir refusé de fournir à l'autorité compétente des réponses susceptibles d'établir leur responsabilité pour une infraction passible de sanctions administratives de nature pénale. La Cour a toutefois souligné que le droit au silence "ne saurait justifier tout défaut de coopération avec les autorités compétentes, tel qu’un refus de se présenter à une audition prévue par celles-ci ou des manœuvres dilatoires visant à en reporter la tenue".
Une large protection reconnue aux personnes physiques
Il est intéressant de noter que la Cour de justice définit la portée du droit au silence qui bénéficie aux individus de manière large. Elle indique en effet que cette protection "ne saurait raisonnablement se limiter aux aveux de méfaits ou aux remarques mettant directement en cause la personne interrogée, mais couvre également des informations sur des questions de fait susceptibles d’être ultérieurement utilisées à l’appui de l’accusation et d’avoir ainsi un impact sur la condamnation ou la sanction infligée à cette personne".
En outre, les conclusions de la CJUE ne sont pas limitées aux cas de délits d'initiés mais s'appliquent à tout type de procédure dans le cadre de laquelle des sanctions de nature pénale peuvent être infligées à une personne physique.
Une protection moindre pour les personnes morales
Il convient de noter que la Cour ne reconnaît pas une protection aussi large aux personnes morales. Là encore, la Cour aligne son jugement sur la jurisprudence de la CEDH qui considère que les droits découlant de la présomption d'innocence ne bénéficient pas aux personnes morales de la même manière qu'aux personnes physiques. La Cour distingue ainsi l'affaire en question (qui concerne une personne physique) de la jurisprudence européenne en matière de droit de la concurrence qui traite de la protection des personnes morales contre l'auto-incrimination. Selon cette jurisprudence, une personne morale ne peut pas être contrainte de fournir des "réponses" qui pourraient impliquer la reconnaissance d'un comportement anticoncurrentiel, mais peut très bien être obligée de fournir des informations factuelles et des documents qui pourraient ensuite être utilisés pour établir un comportement anticoncurrentiel.
Conséquences
Au niveau de l'UE, l'arrêt de la Cour de justice implique que le droit au silence doit être reconnu aux individus dans toute procédure administrative pouvant aboutir à l'application de sanctions de nature pénale et ne peut être compromis par la menace de sanctions pour défaut de coopération avec les autorités.
Au niveau belge, cet arrêt de la Cour de justice pourrait conduire à un élargissement de la protection du droit au silence telle qu'elle est actuellement reconnue par la Cour d'appel de Bruxelles et par le FSMA.
Dans une affaire soumise à la Cour d'appel de Bruxelles, une personne poursuivie invoquait une violation de son droit au silence au motif qu'il s’était senti menacé par l'application de l'article 87 § 1 de la loi du 2 août 2002, qui sanctionne ceux qui entravent les enquêtes du FSMA. La Cour d'appel de Bruxelles avait alors jugé que "[l]e simple fait que le demandeur ait fait des déclarations lorsqu’il a pris connaissance de l’existence de la disposition légale précitée, ne signifie pas qu’il ne peut être tenu compte de ces déclarations en vertu d’une violation de son droit au silence".
Si, à l'époque, cette position semblait justifiée par l'article 30 de MAR (qui impose aux États membres de veiller à ce que les autorités de surveillance établies sur leur territoire puissent imposer des sanctions administratives et prendre d'autres mesures administratives à l'encontre de toute personne qui ne coopère pas à une enquête concernant un abus de marché), il semble à présent douteux qu'une personne qui s'auto-incrimine par crainte d'être sanctionnée ait pu bénéficier d'une application correcte du droit au silence.
Il en va de même de la position de la FSMA selon laquelle une personne n'a intérêt à se plaindre d'une violation de son droit au silence que s'il apparaît que des déclarations faites au mépris de sa volonté, à la suite de contraintes ou de pressions, sont retenues contre elle afin d'établir sa culpabilité. Compte tenu de la large protection du droit au silence reconnue par la CJUE aux personnes physiques, il faut considérer que les déclarations faites par une personne physique par crainte d'être condamnée à une amende pour défaut de coopération doivent être écartées.
Bien que cet arrêt de la Cour de justice soit le bienvenu, il est recommandé de faire un usage prudent du droit au silence, car les autorités de poursuites belges (et européennes) ont tendance à tirer des conclusions défavorables du silence du défendeur, y compris dans le cadre de procédures pénales.