Comment penser l’innovation, quand on est avocat ? Il est courant, dans un certain discours managérial, de présenter l’innovation comme une vertu souverainement bonne, comme un impératif moral catégorique s’imposant à tous de manière indiscutable, auquel il conviendrait de faire allégeance les yeux fermés, et au service duquel il s’imposerait de s’employer séance tenante. Mais qu’en est-il réellement, au-delà des slogans convenus et de l’appel à la mobilisation générale ? Pour les avocats, l’innovation renvoie à deux enjeux distincts : la nécessité stratégique de se différencier, et la nécessité de prendre position par rapport à l’émergence de technologies innovantes (les fameuses legal techs) qui nourrissent la transformation numérique et la révolution de l’intelligence artificielle.
Innovation et différenciation
La différenciation est-elle indispensable pour les avocats ?
Oui. Dans le monde des affaires, il n’arrive plus qu’un directeur juridique se désole de ne pas trouver d’avocat. L’offre est en effet pléthorique.[1] Pour pouvoir prospérer dans ce marché arrivé à maturité et donc fortement concurrentiel, c’est-à-dire pour conserver leurs clients et en attirer d’autres, les avocats doivent donc leur fournir de bonnes raisons de les choisir. Il s’agit donc de se différencier par rapport à la concurrence, ce qui revient à développer et à mettre en évidence un avantage concurrentiel. Evidence, dira-t-on. Avec raison, car la recherche de la différenciation par les cabinets d’avocats n’est pas neuve.
Pour réussir, la différenciation doit bien entendu porter sur les critères qui déterminent le choix des clients de faire appel à tel ou à tel avocat. Peindre les murs du cabinet dans une couleur criarde créerait une différence par rapport aux autres cabinets, mais cette différence a peu de chance d’être stratégiquement pertinente car elle ne porte guère sur un critère de choix des clients. Ce qui rend la différentiation pertinente dépend des clients et des circonstances. Citons en vrac : une relation de confiance avec le client, la réputation et le prestige, le coût, l’expertise spécialisée dans un domaine de niche ou au contraire la capacité de panacher un large éventail de matières, la réactivité et la vitesse d’exécution, la connaissance du secteur d’activité des clients, le pragmatisme et l’art de trouver des solutions concrètes, le carnet d’adresses, le réseau international, la qualité de l’expérience du client[2], etc.
L’innovation est-elle le passage obligé pour se différencier ?
Non. Par exemple, un avocat peut se distinguer par des honoraires particulièrement bas; on conviendra qu’une telle posture n’a pas grand chose à voir avec une innovation. Un autre avocat peut se différencier par une expertise pointue et une expérience inégalable dans un domaine particulier : là encore, sa différenciation ne doit rien à une innovation. Une association d’avocats prestigieuse peut se différencier en engageant des collaborateurs brillants, sortant des meilleures écoles, et socialement bien introduits : une fois de plus, l’efficacité de la différenciation ne passe pas par l’innovation. On pourrait multiplier à l’envi les exemples de différenciation réussie ne reposant pas sur une innovation.
L’innovation est donc une voie – parmi d’autres – qui peut mener à la différenciation. Par exemple, l’implantation d’un logiciel innovant pourrait permettre à un avocat de traiter certaines opérations plus rapidement, à moindre coût, et avec une marge d’erreur réduite, tout en maintenant une marge bénéficiaire satisfaisante. Cela lui donnerait un avantage concurrentiel déterminant pour attirer ce type d’opérations. L’innovation peut être technologique (big data, intelligence artificielle, applications web, digitalisation, etc.) mais elle peut tout aussi bien porter sur l’organisation du cabinet, la présence géographique, les processus de travail, la gestion des ressources humaines, le calcul des honoraires, et bien d’autres aspects.[3] Par exemple, l’abandon des time sheets et le passage au value pricing serait une innovation dont la nature n’est pas fondamentalement technologique.[4]
Toutefois, que l’innovation soit technologique ou non, ce n’est pas l’innovation en tant que telle qui constitue l’avantage concurrentiel, mais c’est la valeur ajoutée qu’elle permet de créer pour le client : la réduction du coût, la rapidité accrue du service, la plus grande fiabilité des réponses, l’amélioration de l’expérience du client, etc. L’innovation n’est donc pas une finalité en soi : elle est un moyen parmi d’autres pouvant aboutir à la création ou au maintien d’un avantage concurrentiel.[5]
Comment articuler stratégie et innovation ?
En conclusion de ce premier volet, les avocats, avant de se lancer tête baissée dans l’innovation, seraient avisés de formuler une stratégie. Avant de penser innovation, il faut penser différenciation stratégique et avantage concurrentiel. La réflexion stratégique pourrait aboutir – ou pas – à la conclusion qu’il faut innover, mais pour être convaincante, cette nécessité doit émerger dans un second temps, dans la foulée de l’exercice de réflexion stratégique, et pas comme un impératif irréfléchi qui s’imposerait de lui-même. L’innovation n’a de sens que si elle s’inscrit dans un cadre stratégique prédéfini.[6]
L’avocat face aux nouvelles technologies
Après la nécessité de se différencier, l'autre enjeu relatif à l'innovation est, pour l'avocat d'aujourd'hui, de se positionner par rapport aux innovations technologiques dont on annonce qu'elles vont bouleverser la profession. Il ne se passe pas un jour sans qu'une nouvelle innovation technologique dans le domaine juridique ne fasse la une : mise en œuvre de l’intelligence artificielle dans un cabinet d’avocats, logiciels de rédaction des contrats, communautés virtuelles d’utilisateurs de services juridiques, etc. La combinaison de l’Internet, du big data et de l’intelligence artificielle est un cocktail explosif dont des commentateurs de plus en plus nombreux annoncent les effets disruptifs pour les avocats, certains allant même jusqu’à suggérer leur disparition pure et simple.[7] Il serait irresponsable pour les avocats de s’enfermer dans le déni et de refuser de voir ce qui pointe à l’horizon, même si les prévisions apocalyptiques ce certains ne sont guère susceptibles de s'avérer. Mais concrètement, que peuvent faire les avocats face à la vague des legal techs ?
S’adapter en douceur
Une première stratégie peut être de s’adapter en douceur et intégrant progressivement les innovations technologogiques, au fur et à mesure de leur arrivée sur le marché sous forme de produits fiables et pas trop chers (en laissant le soin aux francs-tireurs de faire, à grands frais, le travail d’élagage et de mise au point de ces produits). Les avocats adeptes de cette adaptation en douceur s’équiperont peu à peu en intelligence artificielle et en outils big data comme ils ont dans le passé adopté le fax, les imprimantes, les logiciels de traitement de texte, l’e-mail et les sites Internet, et comme ils sont occupés actuellement à digitaliser leur flux de travail pour devenir paperless.
Les qualités requises pour réussir cette transformation douce ne sont ni l’innovation ni la créativité, car il ne s’agit ni de créer ni d’innover, mais de repérer et d’implanter chez soi des innovations élaborées par d’autres. Les facteurs qui feront la différence seront donc l’existence d’une bonne veille techno-stratégique (quels produits sont disponibles sur le marché ? Que font nos concurrents ? Qu’attendent nos clients ?) et des compétences en gestion de projet et en gestion du changement pour réussir l’implantation des nouvelles technologies.
Cette stratégie de l’adaptation douce n’est toutefois valable que pour les cabinets d’avocats dont l’activité n’est pas directement menacée par les legal techs et par des nouveaux entrants sur le marché des services juridiques. Les précédentes innovations technologiques (par exemple l’e-mail) ne se posaient pas en rivaux des fournisseurs de conseils et de services juridiques. Or, ce qui se passe actuellement, et qui va devenir patent avec le développement de l'intelligence artificielle, c’est précisément cela : la montée en puissance de technologies, et d’entreprises exploitant ces technologies, qui ont la capacité de ravir une partie du marché juridique, au nez et à la barbe des avocats. Face à l’émergence de ces nouveaux concurrents, la stratégie d’adoption lente des innovations technologiques risquerait d’être un autre exemple de cette fameuse recette de l’échec : too little, too late. Les avocats concernés se trouveraient mis hors jeu, rendus obsolètes par l’émergence d’un nouveau type d’entreprises qui leur raviraient une partie importante de leur clientèle, les réduisant au pré carré du litige – le temps que tiendra ce monopole.
Investir pour innover
Confrontés à la menace existentielle évoquée plus haut, ou simplement animés de l’ambition d’agir en pionniers, certains avocats pourraient envisager une stratégie plus radicale qu’une simple adaptation progressive et en douceur. Ils viseraient à devenir eux-mêmes les leaders de la révolution numérique afin de ne pas laisser la place à d’autres, soit en rachetant les start-ups qui pourraient leur faire de l’ombre, soit en développant eux-mêmes des solutions innovantes, au sein-même du cabinet ou en filialisant ces nouvelles activités. Les cabinets d’avocats, agissant en collaboration étroite avec des firmes technologiques, se transformeraient ainsi en champion de l’innovation technologique, ce qui pour certains peut apparaître comme le plus improbable des retournements. Mais ce scénario est-il plausible ? Les avocats en ont-ils la capacité ? Deux conditions doivent en tout cas être remplies.
La première condition est de valoriser autrement le travail de l'avocat. L’heure facturable forme l’alphabet avec lequel s’écrit désormais la vie de l’avocat. Dans une association d’avocats, tout ou presque se mesure par ou en référence à l’heure facturable. Le modèle d’affaires de l’avocat consiste à maximiser le nombre d’heures qu’il va prester et facturer à ses clients. Or, par définition, l’innovation technologique a pour essence de réduire le temps nécessaire à accomplir des tâches, et donc de réduire le nombre d’heures facturables. Innover, c’est donc scier la branche sur laquelle on est assis. L’innovation technologique ne sera donc intéressante, et économiquement viable, que si elle se double d’une innovation dans le mode de tarification des services de l’avocat, où le temps passé par l’avocat ne serait plus qu’une variable parmi d’autres, voire plus une variable du tout.
En outre, mener à bien des projets d’innovation requiert du travail non facturable, souvent étalé sur plusieurs années. Dans cette configuration, alors que les associations fixent à leurs membres des objectifs annuels d’heures facturables dont tout dépend (la rémunération, les promotions, les bonus, etc.), quel avocat serait assez fou, ou assez idiot, pour mettre en péril sa carrière en passant moins de temps sur les dossiers de ses clients et plus de temps en recherche et développement ? Tant que les avocats continueront à penser exclusivement en termes d’heures facturables, et ce dans un horizon qui ne dépasse jamais les douze prochains mois, les appels à la créativité et à l’innovation resteront vains et la consécration de l’innovation au rang de « valeur » de l’association n’y changera rien. Une nouvelle manière de valoriser et de rémunérer les avocats au sein de leur propre association et auprès de leurs clients est une condition préalable indispensable à la réussite de l’innovation.[8]
L'autre condition est de disposer d'une capacité financière d'investissement. Les associations d’avocats ont l’habitude de distribuer tous les profits aux associés en fin d’année. Ne dit-on pas que les avocats sont riches, mais que leurs associations sont pauvres ? Accepteraient-ils de réduire leur rémunération de manière substantielle pour alimenter un fonds destiné à investir dans l’innovation, avec tous les risques que cela comporte ? Quand on connaît la propension des avocats à changer d’association pour optimiser leur rémunération, quelle association prendrait le risque de perdre ses éléments les plus performants en réduisant leur rémunération pour investir dans l’innovation ?
En conclusion : le dilemme de l’avocat
Cette double transformation, aussi profonde que radicale, consistant à abandonner l’heure facturable comme principe de base du modèle d’affaires et à réserver une partie substantielle des profits pour investir à risque, serait en soi une innovation intéressante, prélude à bien d’autres innovations. Mais on ne le sent guère pointer. L’heure facturable s’est glissée jusque dans les derniers recoins du mode de gestion des cabinets et des associations (et du modèle mental des avocats), et l’en déloger semble une tâche insurmontable. Pour ces raisons, il paraît improbable de voir les avocats se lancer en masse et avec détermination dans l’aventure de l’innovation technologique. Bon nombre d’avocats, s’ils en ont la possibilité, privilégieront la création d’un avantage concurrentiel par des voies moins coûteuses et moins risquées, se bornant en matière de technologie à suivre le mouvement et à vivre avec leur temps. A leurs risques et périls toutefois, car ils laissent ainsi la voie ouverte au start-ups ou aux autres entreprises organisées et financées pour innover et qui pourraient leur ravir des parts de marché.
[1] Bruce MACEWEN, Growth Is Dead: Now What?: : Law Firms on the Brink, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2013.
[2] A ce sujet, voy. B. Joseph PINE et James H. GILMORE, The Experience Economy, Harvard Business Review Press, 2011.
[3] Pour une vision radicale et inspirante de l’innovation dans les organisations, voy. Frédéric LALOUX, Reinventing Organizations, Nelson Parker, 2014.
[4] Ronald J. BAKER, Implementing Value Pricing, Wiley, 2011.
[5] Benoît GAILLY, Developing Innovative Organizations, Palgrave MacMillan, 2011.
[6] Sur la stratégie appliquée aux cabinets d’avocats, voy. notamment David Maister, Strategy and the Fat Smoker, The Spangle Press, 2008, pp. 1-59.
[7] Voy. notamment Richard SUSSKIND, The End of Lawyers?, Oxford Univesity Press, 2008 ; Richard SUSSKIND et Daniel SUSKIND, The Future of the Professions, Oxford Univesity Press, 2015.
[8] Paul DUNN et Ron BAKER, The Firm of the Future, Wiley, 2003.