(i) Le principe
La poursuite d'une activité déficitaire place les dirigeants dans une situation parfois inextricable. Doivent-ils faire aveu de faillite et jeter l'éponge ? Doivent-ils poursuivre une activité qu'ils pensent viable à terme, au risque de se voir reprocher in fine d'avoir poursuivi fautivement une activité vouée à l'échec ?
La poursuite d'une activité déficitaire peut être abordée sous de multiples angles.
A cet égard, il faut retenir que les dirigeants ont l'obligation de convoquer une assemblée générale des actionnaires pour délibérer sur la poursuite des activités de la société ou sur son éventuelle dissolution, et ce, dans les deux mois à dater du moment où ils ont constaté ou auraient dû constater que l'actif net est inférieur à la moitié ou au quart du capital social.
Par ailleurs, il faut également rappeler que l'absence d'aveu de faillite par les dirigeants, dans le mois de la réunion des conditions de la faillite1 (à savoir une cessation durable de paiement et un ébranlement de crédit) est constitutive d'une faute, voire dans certaines conditions, d'une infraction pénale engageant la responsabilité des dirigeants défaillants.
Hormis ces hypothèses spécifiques, la poursuite d'une activité déficitaire en tant que telle -et donc avant même que la cessation de paiement soit acquise- peut parfois engendrer une responsabilité.
(ii) Quelle sanction ?
Seule la poursuite déraisonnable d'une activité déficitaire est considérée comme fautive. Le caractère déraisonnable résulte du fait que les dirigeants se sont obstinés dans la poursuite d'une activité qu'ils savaient ou devaient savoir condamnée et, par conséquent, que tout espoir de redressement était perdu de telle manière qu'une faillite était inévitable.
(iii) Qui peut introduire une telle action ?
L'action en responsabilité peut être intentée par la société, par les tiers voire par le curateur en cas de faillite ultérieure.
(iv) Que faut-il prouver pour introduire une telle action ?
La société, les tiers et le curateur devront établir que le comportement des dirigeants s'est écarté du comportement qu'aurait eu tout dirigeant normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances, un dommage non contractuel et un lien de causalité entre la faute et ce dommage non contractuel.
Sans entrer dans les détails d'une discussion très technique, il faut retenir que le dommage récupérable ne peut pas résulter de l'inexécution ou de la mauvaise exécution d'un contrat conclu entre la société en difficultés et un tiers (fournisseur, client,...) ou entre la société et son dirigeant (mandat).
En conséquence, les hypothèses dans lesquelles les tiers ou la société pourront établir ce dommage sont assez rares.
Ainsi, le dommage subi par la société qui correspond en principe à l'augmentation de passif entre le moment où l'activité aurait dû être arrêtée et le moment où l'activité a effectivement été arrêtée, ne devrait pas pouvoir être réclamé par la société aux dirigeants.
Quant au dommage subi par les tiers (créanciers au sens large), il convient de distinguer ceux dont la créance est née avant le moment où l'activité déficitaire aurait dû être arrêtée et ceux dont la créance est née après ce moment. Les premiers devront établir que l'arrêt des activités en temps utile aurait permis le paiement d'une partie plus conséquente de leur créance. Leur dommage équivaut dès lors uniquement à la différence entre ce qu'ils ont perçu et ce qu'ils auraient pu percevoir. Tandis que pour les seconds, leur dommage équivaut au montant intégral de leur créance dès lors qu'ils peuvent démontrer qu'ils n'auraient pas contracté.
La situation s'avère quelque peu différente pour le curateur qui agit au nom de la masse et qui poursuit l'indemnisation du préjudice collectif des créanciers contractuels et non contractuels. Ce préjudice collectif qui n'est pas purement contractuel (le préjudice collectif est donc différent du préjudice individuel subi par les créanciers contractuels), pourrait être récupéré auprès des dirigeants.
(v) La réorganisation judiciaire : une immunité de responsabilités ?
Il devient usuel que les tribunaux de commerce (voire le Procureur du Roi présent à l'audience) qui sont appelés à statuer sur un aveu de faillite demandent aux dirigeants et/ou à leurs avocats s'ils ont envisagé le dépôt d'une requête en réorganisation judiciaire et, dans la négative, les raisons pour lesquelles une telle requête n'a pas (encore) été déposée. Le recours à la réorganisation judiciaire semble être le préalable indispensable à toute faillite, en quelque sorte pour justifier la « bonne foi » des dirigeants.
Cette question soulève notamment une problématique bien plus générale en termes de responsabilités pour les dirigeants : le fait que l'entreprise en difficultés ait obtenu l'ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire implique-t-il que ses dirigeants soient à l'abri d'une action en responsabilité pour poursuite déraisonnable d'une activité déficitaire ?
Nous ne le pensons pas. Sous l'ancien régime du concordat judiciaire, les choses étaient plus évidentes. En effet, pour octroyer un sursis provisoire à une entreprise en difficultés, le tribunal de commerce devait essentiellement apprécier ses chances de redressement. Il existait, dès lors, un lien évident entre la responsabilité des dirigeants pour poursuite déraisonnable d'une activité déficitaire et l'octroi d'un sursis provisoire de telle manière qu'en cas d'octroi d'un tel sursis, les dirigeants pouvaient prétendre à une immunité ou, à tout le moins, à une atténuation de leur responsabilité.
Dans le cadre d'une procédure en réorganisation judiciaire, les choses sont manifestement différentes.
En effet, tout d'abord, le tribunal de commerce n'exerce aucun contrôle réel sur les possibilités de redressement de l'entreprise, le tribunal vérifiera uniquement « prima facie » si la continuité de l'entreprise est menacée à bref délai ou à terme, c'est ce que l'on appelle l'« approche portail ». Il est dès lors particulièrement hasardeux de soutenir que le tribunal de commerce aurait cautionné la poursuite des activités.
Ensuite, il convient de rappeler que la loi relative à la continuité des entreprises prévoit explicitement que l'état virtuel de faillite ne fait pas obstacle à l'ouverture d'une procédure en réorganisation judiciaire. Or, dans pareille hypothèse où la discontinuité est manifestement avérée, il semble également particulièrement délicat de soutenir que le tribunal de commerce aurait octroyé un blanc seing pour poursuivre l'activité déficitaire, et ce, d'autant plus que de nombreuses entreprises en état virtuel de faillite qui ont obtenu l'ouverture d'une procédure en réorganisation judiciaire, se retrouveront au final effectivement déclarées en faillite, bien souvent après avoir vendu un partie substantielle de leurs activités dans le cadre d'un plan collectif ou d'un transfert d'entreprise tels qu'organisés par la loi relative à la continuité des entreprises.
Certains prétendent cependant que le recours à la réorganisation judiciaire entraîne une quasi-immunité des dirigeants pour poursuite déraisonnable d'une activité déficitaire. Selon ces derniers, cette quasi-immunité se justifie dans la mesure où la loi relative à la continuité des entreprises prévoit que le tribunal de commerce peut ordonner la fin anticipée de la procédure en réorganisation judiciaire lorsque l'entreprise en difficultés n'est manifestement plus en mesure d'assurer la continuité de tout ou partie de son entreprise ou de ses activités, sur requête de l'entreprise en difficultés, sur citation du Ministère public ou de tout intéressé.
Cet argument n'est guère convaincant, entre autres parce que le tribunal ne peut mettre fin à la procédure de sa propre initiative2.
Néanmoins, dans la pratique, on constate que le recours à la procédure de réorganisation judiciaire semble induire une certaine sympathie des tribunaux à l'égard des dirigeants et faire ainsi obstacle à la mise en cause de leur responsabilité pour poursuite déraisonnable d'une activité déficitaire.
(vi) Quelques conseils pratiques
Au regard de ces écueils, il est recommandé aux dirigeants (i) d'apprécier l'opportunité de déposer une requête en réorganisation judiciaire, (ii) d'analyser de manière continue les chances de redressement de l'entreprise avec l'aide de conseillers externes et, (iii) d'informer en temps réel l'assemblée générale des actionnaires, même au-delà de ce qui est légalement prévu.
Par ailleurs, dans les situations de crise, il est essentiel que les dirigeants conservent scrupuleusement tous les rapports, procès-verbaux, rapports d'experts financiers et comptables, plan de restructuration, documents établissant des négociations avec les banques pour restructurer le crédit ou tous autres documents qui permettront au juge appelé à statuer sur une éventuelle action en responsabilité de mieux apprécier le contexte des actions des dirigeants. Ce réflexe permettra d'être plus à même d'écarter une faute en raison d'une poursuite déraisonnable des activités déficitaires.
(vii) Conclusion
Le risque est inhérent à toute activité économique et fait (doit faire) également partie de la vie des entreprises en difficultés.
Le seuil entre le risque toléré et celui qui peut donner lieu à une responsabilité dans le chef des dirigeants est une notion qui s'évalue au cas par cas. Une connaissance préalable des principes et des règles qui encadrent la responsabilité des dirigeants permet de mieux anticiper le dépassement éventuel de ce seuil.
1Cette obligation se trouve suspendue à compter du dépôt d'une requête en réorganisation judiciaire et aussi longtemps que dure le sursis accordé par le tribunal de commerce.
2 Sous réserve de l'exception limitée visée à l'article 41 §2 de la loi relative à la continuité des entreprises.