Dans une décision récente, un juge fiscal a pour la première fois appliqué la mesure générale anti-abus à un montage de cession d’entreprise (LBO). Cet arrêt sonne comme un rappel à l’ordre pour les entrepreneurs désireux de céder les parts de leur entreprise, mais aussi pour les praticiens (avocats, comptables, conseillers financiers, banquiers,...) actifs dans le domaine des fusions et acquisitions (M&A).
Les investisseurs - notamment les fonds de private equity - à la recherche de placements fructueux sont légion. Une cible idéale: une PME prometteuse, dotée d’un potentiel de développement important. Pour acquérir les actions dans la cible, le repreneur constitue généralement une holding de reprise financée en grande partie par un emprunt bancaire. Ce montage bien connu est dénommé dans le jargon financier Leveradge Buy Out (LBO).
Dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour d’appel d’Anvers du 6 septembre 2022, un entrepreneur avait cédé ses actions dans une société active dans le secteur des télécoms pour un montant de 14.300.000 EUR. La holding de reprise avait financé le prix d'acquisition par un crédit bancaire. Une partie de ce crédit avait ensuite été remboursée à la banque grâce aux liquidités prêtées à la holding par une sous-filiale de la société-cible. S'en suivirent des fusions post-acquisition des sociétés du groupe cible et des remontées de réserves en direction de la holding, à la faveur de distributions de dividendes et de l'attribution de tantièmes.
Ce qui heurte le fisc et le juge fiscal, c'est que le cédant réalise une plus-value sur actions (calculée en grande partie sur la base des réserves accumulées au niveau de la société cédée et de ses filiales) entièrement exonérée à l'IPP, plutôt que de se faire distribuer un dividende (passible du précompte mobilier) avant la cession de ses actions au tiers repreneur.
La Cour a estimé que l’opération dans sa globalité constituait un « abus fiscal » et entériné la requalification d'une partie du prix de cession (6.300.000 euros) - correspondant aux réserves accumulées au niveau des filiales de la société-cible - en dividende taxable à l'impôt des personnes physiques (IPP) - au taux de 25% applicable à l’époque – chez le cédant.
Cet arrêt est riche d'enseignements pratiques.
Il montre d’abord que, contrairement à certaines idées reçues, l'application de la mesure anti-abus n'est pas réservée aux seules cessions d'actions par une personne physique à une holding propre (les fameuses structures dites de "plus-values internes").
Il illustre ensuite que la notion de "liquidités excédentaires" est centrale pour apprécier la présence ou non d'un « abus fiscal ». En bref, si les liquidités disponibles au niveau du groupe cible ne sont pas nécessaires à la bonne marche de l'entreprise, le fisc pourra plus aisément considérer que la cession des actions de la société cible est « abusive », car la voie "la plus normale" aurait été de rapatrier les liquidités excédentaires vers le cédant sous la forme d’une distribution de dividendes (passible du précompte mobilier) préalablement à la cession des actions.
Il ressort par ailleurs de l’arrêt que le cédant peut tomber sous le coup de la mesure anti-abus, même s’il n’a pas formellement été partie prenante à tous les actes composant l'opération (notamment la conclusion des contrats de prêts, les restructurations post-acquisition, les distributions de dividendes,…) : selon la Cour, il suffit en effet qu'il ait été « impliqué » dans les différentes étapes du montage.
On ne peut pas non plus résister à la tentation de relever que les magistrats renvoient à des passages entiers d'un mémorandum des conseillers fiscaux du cédant concernant les différentes étapes du montage, pour étayer la présence de l’élément intentionnel de l’abus fiscal…
Nul doute que les acquéreurs se montreront à l’avenir moins enclins à reprendre des entreprises avec un stock de liquidités excédentaires (et à financer le prix d’acquisition des actions grâce au cash disponible au sein du groupe cible). D’autant plus que si le fisc a ici appliqué la mesure anti-abus à l’encontre du cédant, rien ne l’empêcherait en théorie de dégainer cette même arme redoutable (dans le cadre d’autres opérations similaires) à l’encontre des sociétés du groupe cible, afin de réclamer le précompte mobilier...