Certaines entreprises ou organisations souhaitent renvoyer une image neutre aux tiers (clients, fournisseurs, etc.), raison pour laquelle elles choisissent d'imposer une obligation de neutralité à leurs travailleurs du front office, à savoir ceux qui ont des contacts avec ces tiers. Dans le cadre de cette obligation, il est interdit de porter des signes religieux, tels qu'un foulard ou une croix, de manière visible sur le lieu de travail. La possibilité d’imposer une telle obligation a déjà été confirmée à plusieurs reprises dans la jurisprudence.
La question qui se pose alors est de savoir si cette politique de neutralité peut également s'appliquer aux travailleurs du back office, à savoir ceux qui n'ont aucun contact avec des tiers (par exemple, les travailleurs de production).
En effet, certains employeurs ne veulent pas établir de distinction au sein de leur personnel et optent donc pour une politique de neutralité générale, par exemple pour favoriser la coopération entre les travailleurs, d’autant plus lorsqu’il y a une grande diversité, ou pour éviter les discussions.
TRAVAILLEURS DANS LE FRONT OFFICE : POLITIQUE DE NEUTRALITÉ AUTORISÉE
Dans l'affaire Achbita, la Cour de justice a clairement établi qu'une politique interdisant le port de signes religieux ne constituait pas une discrimination (in)directe fondée sur les convictions religieuses pour les travailleurs du front office (en l’espèce une réceptionniste) (EUR-Lex - 62015CJ0157 - FR - EUR-Lex (europa.eu)).
La Cour de justice (affaires WABE et MH Müller Handels) a confirmé cette position (notamment pour une éducatrice orthopédagogue et une caissière). Cette jurisprudence a par ailleurs précisé que la politique de neutralité devait répondre à un besoin véritable de l'entreprise (EUR-Lex - 62018CJ0804 - FR - EUR-Lex (europa.eu)).
Dans son arrêt du 12 octobre 2020, la Cour du travail de Gand, qui a finalement été amenée à se prononcer dans l'affaire Achbita, a sous-entendu qu'il y avait également beaucoup d’arguments en faveur d’une politique de neutralité s’appliquant à tous les travailleurs (y compris le personnel dans le back office). Toutefois, comme l'affaire concernait une travailleuse du front office, qui avait des contacts fréquents avec les clients, cette question, qui dépassait le cadre du litige, n'a pas été abordée.
QUID DES TRAVAILLEURS DANS LE BACK OFFICE ?
Dans un jugement du 3 mai 2021, le Président du tribunal du travail de Bruxelles a estimé qu'une politique de neutralité applicable à tous les travailleurs était disproportionnée et constituait donc une discrimination directe fondée sur la religion. L'affaire concernait une femme musulmane qui avait postulé à deux reprises pour différents postes de RH auprès d'une société de transport bruxelloise et qui, lors de sa candidature, avait indiqué qu'elle souhaitait porter son voile au travail. La candidate n'a pas été engagée alors qu'aucune politique écrite de neutralité interne ne lui avait été soumise au cours de la procédure de recrutement.
Dans un arrêt du 20 décembre 2021, la Cour du travail de Liège s'est penchée sur la question de savoir si une politique de neutralité, qui s'appliquait à l'ensemble du personnel, y compris le personnel du back office, dans le secteur de la santé était légalement justifiée. Dans un arrêt précédent, la même Cour avait estimé qu’une telle politique ne posait pas de problème pour le personnel du front office dans le secteur de la santé, qui est en contact avec le public, par exemple une pharmacienne.
La Cour du travail a décidé que la politique de neutralité pour l'ensemble du personnel constituait bien une distinction indirecte entre les travailleurs fondée sur leurs convictions religieuses, mais que cette distinction était justifiée.
La politique de neutralité a un but légitime. Par l’application de cette politique à tous les travailleurs, et donc par la création d’un environnement de travail neutre pour tous, quelles que soient leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses, la cohésion sociale au sein du personnel pouvait être préservée. En effet, une politique uniforme appliquée à tous les travailleurs garantit l'égalité et le traitement équitable du personnel sur le lieu de travail (en particulier dans le secteur de la santé). Grâce à cet environnement neutre, aucun travailleur ne se sent rejeté en raison de ses (non) convictions religieuses.
En se référant à l'arrêt WABE de la Cour de justice, la Cour du travail a confirmé que, en l’espèce, il existait un besoin véritable pour l'entreprise de maintenir la paix sociale et de garantir un traitement égal/juste entre les travailleurs. Sans neutralité sur le lieu de travail, la paix sociale risque d'être perturbée par le droit des autres travailleurs à avoir d’autres croyances et, plus encore, à critiquer ouvertement d'autres convictions (religieuses) compte tenu de la liberté d'expression. En outre, la liberté d'entreprise présuppose également qu'une entreprise puisse délibérément opter pour une philosophie neutre en faveur des travailleurs qui n'ont aucune croyance.
Attention : toutes les jurisprudences ne suivent pas cette position. Dans le jugement précité du 3 mai 2021, le Président a jugé que la paix sociale et l'égalité de traitement entre les travailleurs n'étaient pas des motifs suffisants pour justifier une politique de neutralité uniforme. Par ailleurs, un risque de troubles sociaux doit être démontré par des preuves concrètes (des conflits sociaux causés par des signes religieux visibles) ou des études. En outre, le fait de ne pas tenir compte des différences (religieuses) entre les travailleurs peut également être considéré comme une violation du principe d'égalité, puisque les situations inégales ne peuvent être traitées de manière identique.
Dans son appréciation de la politique de neutralité, la Cour du travail de Liège a donc considéré qu'il était important qu'une concertation sociale approfondie soit menée avec les organes de concertation sociale sur des mesures alternatives (et moins drastiques) pour maintenir la neutralité sur le lieu de travail. Comme mesure alternative, Unia avait proposé un couvre-chef aux couleurs et avec le logo de l'entreprise. Cependant, après la concertation, il a été conclu qu'une politique de neutralité, applicable à tous les travailleurs, était nécessaire au sein de l'entreprise et que la mesure alternative n'était pas suffisante.
Enfin, la Cour du travail a estimé que la politique de neutralité était une mesure appropriée, nécessaire et proportionnée. Le simple fait de limiter la politique de neutralité aux travailleurs du front office ne pouvait, selon la Cour, garantir que le but légitime de la politique de neutralité soit atteint.
À RETENIR
Une certaine jurisprudence avance des arguments pour que les employeurs puissent appliquer une politique de neutralité à tous les travailleurs (du front office et du back office).
Néanmoins, nous vous recommandons de ne pas vous limiter à établir une telle politique, mais de tenir également compte des points suivants :
- Le secteur : dans certains secteurs, comme celui de la santé, qui doit être rendu accessible à tous les patients et où la neutralité est donc recommandée, il nous semble plus justifié d’appliquer une politique de neutralité uniforme (pour tous les travailleurs) que, par exemple, dans d'autres secteurs (construction/hôtellerie/transports...) ;
- Consultez vos organes de concertation ;
- Recherchez les mesures alternatives, moins radicales qu'une politique de neutralité, et documentez les raisons pour lesquelles ces mesures ne suffiraient pas au sein de votre entreprise (par exemple, dans les rapports des réunions des organes de concertation) ;
- Objectivez le fait que la politique est nécessaire à la coopération des travailleurs (pour renforcer la cohésion, l'égalité et la justice, la paix sociale, etc.) ). Intégrez ce point dans la politique (par exemple, dans une note interne) en indiquant explicitement que les organes de concertation y sont favorables et communiquez également ce point aux travailleurs.