27/05/11

L’arrêt Chronopost : un arrêt qui soulève plus de questions qu’il n’en résout ?

1. Marque communautaire - article 98 du règlement (CE) n° 40/94 - Portée territoriale d'une interdiction des actes de contrefaçon prononcée par un tribunal des marques communautaires - mesures coercitives accompagnant une telle interdiction - applicabilité des astreintes sur le territoire d'Etats membres autres que celui dont relève le tribunal qui les as prononcées

2.

  • L'article 98, paragraphe 1, du règlement n° 40/94 doit être interprété en ce sens que la portée de l'interdiction de poursuivre des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d'une marque communautaire prononcée par un tribunal des marques communautaires,
    dont la compétence est fondée sur les articles 93, paragraphes 1 à 4, et 94, paragraphe 1, de ce règlement, s'étend, en principe, à l'ensemble du territoire de l'Union ;
  •  L'article 98, paragraphe 1, seconde phrase, du règlement n° 40/94 doit être interprété en ce sens qu'une mesure coercitive, telle une astreinte, ordonnée par un tribunal des marques communautaires en application de son droit national en vue de garantir le respect d'une
    interdiction de poursuivre des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon qu'il a prononcée, produit effet dans les États membres autres que celui dont relève ce tribunal, auxquels s'étend la portée territoriale d'une telle interdiction, dans les conditions prévues au
    chapitre III du règlement n° 44/2001 en ce qui concerne la reconnaissance et l'exécution des décisions de justice. Lorsque le droit national de l'un de ces autres États membres ne contient aucune mesure coercitive analogue à celle prononcée par ledit tribunal, l'objectif
    auquel tend cette dernière devra être poursuivi par le tribunal compétent de cet État membre en recourant aux dispositions pertinentes du droit interne de ce dernier de nature à garantir de manière équivalente le respect de ladite interdiction.

3. CJUE, arrêt du 12 avril 2011, aff. C-235/09, DHL Express France SAS contre Chronopost SA, plaideur Me Alain Clery.

4. Dans un arrêt rendu, à titre préjudiciel, le 12 avril dernier, la Cour a précisé le champ d'application de l'article 98 du règlement (CE) n°40/94 sur la marque communautaire.

5. Cet arrêt trouve son origine dans un litige opposant Chronopost SA (ci-après « Chronopost ») à DHL Express France SAS (ci-après « DHL ») au sujet de l'usage que DHL a fait des marques communautaire et française WEBSHIPPING, dont Chronopost est titulaire. La Cour d'appel de Paris,
en sa qualité de tribunal des marques communautaires, avait interdit, sous peine d'astreinte, la poursuite de l'usage par DHL des signes « WEBSHIPPING » et « WEB SHIPPING» pour désigner un service de gestion de courrier express accessible sur le réseau Internet. Toutefois, l'arrêt de la Cour d'appel ne contenait pas de dispositif exprès relatif à la demande tendant à ce que l'interdiction sous astreinte s'étende à tout le territoire de l'Union. La Cour de cassation, saisie d'un pourvoi introduit par DHL puis d'un pourvoi incident formé par Chronopost au motif que l'arrêt de la Cour d'appel méconnaîtrait les dispositions des articles 1 et 98 du règlement n° 40/94, considère que les motifs de l'arrêt laissaient à penser que l'interdiction sous astreinte devait s'entendre comme concernant le seul territoire français. Eprouvant cependant des doutes sur l'interprétation de l'article 98 du règlement n°40/94, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et d'interroger la Cour sur la portée de l'interdiction prononcée par un tribunal des marques communautaires et des mesures coercitives accompagnant cette interdiction.

La réponse de la Cour tient en deux points essentiels qui ont trait d'une part à la portée territoriale des interdictions prononcée par un tribunal communautaire et d'autre part à l'effet des mesures coercitives accessoires à ces interdictions.

En premier lieu, la Cour relève que la portée territoriale d'une interdiction de poursuivre des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d'une marque communautaire ordonnée par une juridiction nationale agissant en tant que tribunal des marques communautaires est déterminée, d'une part, par le compétence territoriale de ce tribunal et, d'autre part, par l'étendue territoriale du droit exclusif du titulaire de la marque communautaire (point 33). S'agissant de la compétence territoriale du tribunal des marques communautaires, l'article 94 prévoit que celui-ci, lorsqu'il est saisi sur la base de l'article 93 § 1 à 4, est compétent pour connaître des faits de contrefaçon commis ou menaçant d'être commis sur le territoire de tout Etat membre. Sa compétence s'étend donc à tout le territoire de l'Union.

S'agissant du droit exclusif du titulaire d'une marque communautaire, celui-ci s'étend sur l'ensemble du territoire de l'Union. En effet, en vertu du caractère unitaire de la marque communautaire, elle ne peut être enregistrée, transférée, faire l'objet d'une renonciation, d'une décision de déchéance des droits du titulaire ou de nullité et son usage ne peut être interdit que pour l'ensemble de l'Union (point 40). Dans la même logique, en vue d'en garantir une protection uniforme sur tout le territoire de l'Union, l'interdiction de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon prononcée par un tribunal des marques communautaires doit, en principe, s'étendre à tout le territoire de l'Union
(point 44).

La solution de la Cour se justifie par la double préoccupation -légitime- (i) d'éviter que le contrefacteur recommence à exploiter la marque en cause dans un Etat membre où l'interdiction n'aurait pas été prononcée et ; (ii) d'épargner au titulaire de la marque communautaire les risques de contradictions (et nous ajoutons : les coûts) liés à l'introduction de procédures juridictionnelles dans chaque Etat membre concerné par les actes de contrefaçon réels ou seulement potentiels (point 45).

Toutefois, à peine la Cour a-t-elle confirmé que la marque communautaire devait jouir d'une protection uniforme et produire ses effets sur tout le territoire de l'Union, que la haute juridiction introduit, au motif que « l'étendue territoriale du droit du titulaire d'une marque communautaire ne peut aller au-delà de ce que ce droit permet à son titulaire » (point 47), des exceptions, listées de manière non exhaustive (voy. « notamment parce que (...) ou » point 48), dont outre leur motivation, l'une en particulier laisse perplexe.

D'abord, le tribunal des marques doit limiter la portée territoriale de l'interdiction qu'il prononce lorsque l'auteur de la demande d'interdiction a choisi de restreindre l'étendue de son action (point 48). A notre sens, il est permis d'en déduire qu'à défaut pour le demandeur de prévoir une telle limitation à sa demande, celle-ci devra donc s'entendre comme visant l'ensemble du territoire de l'Union.

Ensuite, la Cour impose au tribunal des marque communautaires de limiter l'application de l'interdiction de poursuivre des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon dans les cas où le défendeur apporte la preuve que, notamment pour des motifs linguistiques, l'usage incriminé de la
marque ne porte pas atteinte ou n'est pas susceptible de porter atteinte aux fonctions essentielles de la marque communautaire (point 48, in fine).

Relevons que la formulation particulièrement large (« notamment pour des motifs linguistiques ») paraît peu compatible avec le caractère d'interprétation stricte que devrait revêtir une exception. La question des autres motifs qui pourraient être pris en compte reste ainsi ouverte, avec un éventail élargi de possibilités (sensibilités culturelles, usages, traditions, etc). De manière encore plus significative, cette exception conduit à replacer au centre des débats l'existence d'un risque de confusion entre les signes, qui devrait désormais, si l'on suit la Cour, être appréciée au regard de la perception que peuvent en avoir les consommateurs européens...parlant 22 langues différentes.

Concrètement, cela signifie-t-il, pour que la mesure d'interdiction puisse être effective sur l'ensemble du territoire de l'Union que le tribunal des marques examine l'existence d'un risque de confusion au regard de toutes les langues officielles ? Dès lors que les frontières des Etats membres et les bassins linguistiques ne coïncident pas toujours en Europe, cela reviendrait-il à admettre qu'une une mesure d'interdiction prononcée par un tribunal des marques communautaires puisse étendre ses effets à des bassins linguistiques ou culturels excédant les frontières des Etats ?
Dans l'affirmative, un tel résultat aurait, à notre sens, pour effet de morceler la protection de la marquecommunautaire et, en fin de compte, de limiter son intérêt au seul confort que présente une procédure unique d'enregistrement dans l'Union. Appliqué strictement, ce raisonnement pourrait également aboutir à la situation -paradoxale- que la protection d'une marque communautaire, qui serait sollicitée à Liège, pourrait être accordée en Wallonie et au Luxembourg, à l'exclusion de la Flandre et des Pays-Bas pour des motifs linguistiques, alors que, si le même signe était protégé par une marque Benelux, l'interdiction prononcée s'étendrait à l'ensemble de ce territoire. Lorsque l'on songe que la marque communautaire, par définition, s'étend à l'ensemble du territoire de l'Union et qu'elle a vocation à s'appliquer à des produits/services qui sont
appelés à circuler dans l'ensemble de ce territoire, une telle conclusion laisse perplexe.

En second lieu, afin de garantir l'effet dissuasif de l'interdiction de contrefaçon, la Cour précise que la mesure coercitive qui en constitue le prolongement, ordonnée par un tribunal des marques communautaires en application de son droit national, produit également effet dans les Etats membres autres que celui dont relève ce tribunal. Ces derniers doivent soit reconnaître cette mesure et la faire exécuter selon les règles et modalités prévues par leur droit interne (point 55), soit, à défaut de mesure coercitive analogue, recourir aux dispositions pertinentes qui sont de nature à garantir de manière équivalente le respect de l'interdiction prononcée (point 56). Cette solution qui est propre à garantir l'efficacité de la marque communautaire ne peut qu'être approuvée.

6. A première lecture, sur le plan des principes, l'exception introduite vient miner le principe enfin consacré de l'étendue à l'ensemble du territoire de l'Union des mesures d'interdictions prononcées par un tribunal des marques communautaires. En pratique toutefois, cette décision reste bienvenue et représente une avancée pour les titulaires de marques communautaires. En effet, c'est au défendeur qu'il appartiendra d'établir que l'usage du signe ne porte pas atteinte à la fonction de la marque invoquée dans tout le territoire de l'Union. A défaut d'apporter cette preuve, les mesures d'interdiction prononcées par le tribunal des marques communautaires s'étendront alors à tout le territoire de l'Union. Les conséquences pratiques de la porte laissée ouverte par l'exception devraient ainsi être minimes compte tenu de l'ampleur de la charge de la preuve incombant au défendeur

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