18/05/11

Les entreprises et l’Europe : quels défis juridiques et économiques pour demain ? (Partie II)

Compte rendu intégral de la table ronde organisée dans le cadre du Supplément juridique « Droit Européen » encarté avec la Libre Entreprise du samedi 23 avril 2011. Etaient présents lors de cette table ronde - de gauche à droite sur la photo - : Luc Dumoulin (RGP ), Marc Picat (De Wolf & Partners), Bruno Lebrun (UGGC & Associés), Pierre Schaubroeck (Institut des Juristes d'Entreprise), Thierry Bontinck (Dal & Veldekens), Frédéric Puel (FIDAL)et Laurence Durodez (LexGo.be). Monsieur Pierre Schaubroeck, Président de l'Institut des Juristes d'entreprise, conduisait les débats en qualité de modérateur. (suite)

Pierre Schaubroeck

S'il vous fallait nommer un domaine du droit européen non pas tellement médiatisé, mais qui prête réellement à controverse aussi bien au fond que sur la forme et qui est en même temps très pertinent pour les entreprises, quel domaine nommeriez-vous ?

Frédéric Puel

J'ai envie de parler de REACH. Il est intervenu dans un contexte de crise. Il a un but extrêmement positif : celui d'arriver à limiter la circulation de substances chimiques dangereuses pour les entreprises et pour les consommateurs. Tout cela est très louable, mais la mécanique mise en place pour permettre l'identification de ces substances sur le marché est une telle « usine à gaz » que finalement on a le cocktail que vous évoquez : « legal privilege », complexité des éléments, lourdeur financière pour l'entreprise, ... et une certaine opacité même avec la médiatisation. REACH reste en effet assez opaque sur ce qu'il faut faire et comment le faire. Et, en fin de compte les entreprises se disent que c'est tellement compliqué qu'elles préfèrent ne pas être conformes, mais payer leur personnel à la fin du mois ! Malheureusement, à l'arrivée, la sanction première de REACH est que les entreprises non conformes à la date à laquelle elles doivent l'être n'ont plus le droit de commercialiser leurs produits sur le marché, auquel s'ajoutent toutes les sanctions nationales.

Bruno Lebrun

C'est certainement un exemple de législation où il y a un échec de l'Europe, justement pour l'aspect que vous mettez en évidence « l'usine à gaz ». Un autre exemple qui me surprend aussi est tout ce qui est la protection de la vie privée - data protection -. Cette directive, de nouveau, est transposée dans les différents Etats membres de façon extrêmement différente, alors même qu'on part du même texte. En Angleterre, vous faites à peu près tout ce que vous voulez et l'acte anglais qui transpose la directive ne s'appliquera pas. La Commission a d'ailleurs poursuivi l'Angleterre devant la Cour de Justice Européenne pour cette raison. En France, la CNIL (Commission Nationale Information et Liberté) considère que la simple adresse e-mail vous fait déjà tomber dans le champ d'application de la loi française qui transpose cette directive. En Belgique, on est entre les deux, avec une autorité régulatrice qui souvent ne sait pas très bien sur quel pied danser. Cette situation très présente dans la vie de l'entreprise est extrêmement compliquée à gérer parce qu'elle implique à la fois les contacts de l'entreprise avec les tiers, mais aussi les contacts de l'entreprise en interne (ceci a évidemment des effets notamment sur des enquêtes ou des exercices compliance en droit de la concurrence).
De plus, il s'agit d'une législation que beaucoup d'entreprises ignorent, délibérément ou non. Mais, de nouveau, je trouve que même si c'est moins flagrant que REACH, mais c'est aussi une législation très difficile à faire respecter.

Pierre Schaubroeck

En droit de la concurrence certaines choses sont claires : tout chef d'entreprise sait ou devrait savoir qu'il ne peut pas discuter et fixer les prix de vente avec ses concurrents. Par contre les sujets que vous venez d'évoquer - REACH et Vie Privée - sont plus récents mais aussi sont apparemment tellement compliqués que probablement de nombreuses entreprises ignorent jusqu'à leur existence. Même s'ils les connaissent, ils les traitent avec une certaine désinvolture.

Marc Picat

Là, on touche à un autre domaine du droit communautaire qui est son aspect règlementaire. De plus en plus, on s'aperçoit qu'en raison du niveau de développement du business au niveau international, la Commission a tenté de légiférer via des règlements et des directives, dans de nombreux secteurs très divers mais aussi très techniques, tel que REACH, mais aussi tels que les secteurs de la chimie, de la pharmacie, de l'appareillage médical, du médicament, des télécoms, ou encore du secteur alimentaire. Je pense notamment à un règlement relatif aux AOC (Appellations d'Origine Contrôlée) que j'ai été amené à étudier dans le cadre d'un dossier. Quand j'ai lu le règlement, il m'a fallu le lire par trois fois en raison de sa complexité technique pour en saisir à peu près les tenants et les aboutissants. Et paradoxe, quand j'ai appelé la Commission pour avoir une certaine interprétation du texte, les fonctionnaires m'on répondu : « ah oui, c'est une très bonne question », mais étaient incapables de me fournir quelques éléments de réponses concrets pour aider le client ! Il y a des choses qui marchent pas mal au niveau européen, notamment tout ce qui concerne certaines règles de concurrence pour lesquelles beaucoup d'entreprises seraient tout de même malvenues de ne pas les connaître .... On a le sentiment que par le biais des guidelines, des efforts de communication, du rôle des fédérations... de nombreux éléments du droit européen ne sont peut-être pas connus dans le détail, mais sont quand même bien appréhendés. En revanche, dans l'aspect règlementaire - REACH en est un très bon exemple - il y a une réelle complexité, qui rend très difficile la solution pratique à donner à l'entreprise. Et c'est peut-être sur ce point au jour d'aujourd'hui qu'est le principal défaut du droit européen : ce souci du détail dans des règlements très complexes.

Frédéric Puel

Pour revenir à REACH, le problème est qu'on a un texte difficilement lisible. On a des guidances énormes qui représentent un volume gigantesque, et des entreprises soumises à cette obligation avec le risque fort de ne plus avoir le droit de commercialiser. Et maintenant dans les différents pays, les autorités nationales qui sont invitées à procéder à des contrôles et qui commencent à faire les contrôles. On a constaté que dans certains pays elles s'étaient données un an pour apprendre. Pendant un an il y avait des contrôles-tests notamment pour former les agents sur le terrain, mais depuis quelques temps les douanes procèdent à des saisies. J'ai récemment eu le cas d'un container qui a été bloqué en douane et renvoyé en Asie parce qu'on n'avait pas les documents en conformité avec REACH. Il y a quand même un vrai problème et le problème c'est qu'on est très vite dans REACH. C'est un sujet qui doit faire réfléchir !

Marc Picat

Surtout que ce n'est pas limité aux chimistes !

Pierre Schaubroeck

Il y a donc une méconnaissance du fait que REACH ne s'adresse pas purement au secteur chimique.

Frédéric Puel

... mais à tout ce qui entoure les substances chimiques : quiconque fabrique, importe et emploie des substances chimiques dans la fabrication de produits, est concerné.

Thierry Bontinck

L'expérience que j'ai eue avec REACH concernait une PME bruxelloise active dans le secteur du textile. Elle distribuait des vêtements auprès d'un grand groupe français qui est venu leur expliquer : «vous n'êtes pas REACH compliant et donc nous rompons la convention». Ce grand groupe était-il de bonne foi ou de mauvaise foi? Il n'y avait pas de juriste d'entreprise dans cette PME et voilà tout d'un coup le chef d'une entreprise tout à fait florissante qui se voit du jour au lendemain opposer la résiliation d'un contrat très important pour lui. Il va sur internet, voit le règlement REACH apparaître sur son écran. Il commence à le lire, à la deuxième ligne des considérants, il achète un paquet d'aspirines et à la troisième appelle un avocat ! Voilà typiquement un exemple où les PME se retrouvent concernées par REACH, comme tant d'autres : du stylo que vous avez en main, à la chemise que je porte, ou à la cravate que nous portons.

Pierre Schaubroeck

Est-ce que je puis déduire de la discussion que les efforts d'information par les fédérations professionnelles, ou autres, ne sont pas encore au point ?

Frédéric Puel

La seule chose qu'une fédération professionnelle doit faire c'est dire : « attention ça existe, mais débrouillez-vous ! ». Le problème du fonctionnement de REACH est que le fait que vous soyez dans une fédération professionnelle ne peut pas vous rendre conforme au mécanisme de REACH : entre le 1er juin 2008 et le 30 novembre 2008, il aurait fallu que chaque entreprise préenregistre les substances qu'elle utilisait, qu'elle fabriquait ou qu'elle importait, et ce pré-enregistrement permettait à l'agence d'Helsinki, qui est l'agence européenne des produits chimiques, de dire que l'entreprise appartient au même Forum d'Echange d'Informations des Substances. Et c'est ce forum qui va constituer le lieu de discussion pour permettre d'élaborer le dossier d'enregistrement qui, à l'échéance précisée en fonction du tonnage d'emploi par l'entreprise de la substance en question, vous oblige soit en 2010, soit en 2013, soit en 2018, pour celles qui emploient le plus petit tonnage, à enregistrer auprès de l'agence d'Helsinki les substances en question. Le forum n'est pas la fédération, ce n'est pas son rôle. Elle a un rôle d'alerte.

Bruno Lebrun

En reprenant les deux exemples qu'on évoquait, la différence à mon avis entre REACH et tout ce qui est protection de la vie privée, c'est que la protection de la vie privée ce n'est pas tellement compliqué. La directive n'est pas tellement complexe mais c'est sa mise en œuvre qui est très divergente et de plus, si on prend la loi belge, est pour l'entreprise ingérable. Dans nos cabinets d'avocats - qui n'ont rien à voir avec de grosses entreprises - quand nous recevons des CV, il nous faut prévenir le candidat qu'on va garder son CV, et ce qu'on va en faire. A fortiori, pour une entreprise qui doit avoir une démarche similaire avec tous ses fournisseurs, c'est ingérable. Là est la différence avec REACH. C'est facilement compréhensible mais la mise en œuvre est d'une complexité et d'un coût qui font fuir la plupart des entreprises. Le régulateur m'a d'ailleurs dit : « nous savons que 90 % des entreprises ne sont pas en conformité ».

Thierry Bontinck

Quel est le pourcentage de cabinets d'avocats à Bruxelles qui connait l'exemple que vous venez de citer : il reçoit un CV qui, s'il est conservé, doit l'être avec l'accord du candidat !

Pierre Schaubroeck

A qui profite cette réglementation ? Parce qu'en fait tout ça dépasse de loin le but légitime.

Frédéric Puel

.... c'est le caractère un peu tour d'ivoire de la Commission Européenne. Il faut savoir que la Commission Européenne compte entre 17.000 et 24.000 fonctionnaires. C'est énorme, mais c'est sans doute très peu lorsqu'il s'agit de traiter un sujet. Le fonctionnaire qui va commencer à rédiger la première ligne d'une directive, il le fait avec toute sa bonne volonté, son savoir, son background d'études, sa culture. Il va commencer à travailler sur quelque chose qui sera la première trame d'un texte. On va s'apercevoir que cette trame va être parfois totalement déconnectée de la réalité. Pour REACH, j'applaudis à deux mains pour ce qui concerne le but. On est tout à fait d'accord, mais la mise en œuvre est impraticable ou très difficilement praticable avec des coûts pour les entreprises énormes, avec des questions auxquelles la Commission elle-même législateur n'est pas capable de répondre. Donc, on voit bien qu'il y a un éloignement. Sur ce point, il y a une technique au niveau européen qu'on retrouve, à ma connaissance, assez peu au niveau national, qui est le lobbying. Non pas le lobbying au sens pressions, trafics d'influence et tous ces éléments extrêmement négatifs, mais un lobbying extrêmement positif, comme l'entend la Commission Européenne. Elle se considère parfois très isolée au moment de rédiger la première ligne d'un règlement ou d'une directive, et estime que finalement être en contact avec les gens du secteur, est très utile. Donc, elle est en demande d'information et d'aide pour rédiger les textes. Il ne s'agit pas de faire pression, il s'agit d'avoir l'écho du secteur concerné. C'est le côté extrêmement bénéfique du lobbying européen qui permet que des textes peuvent être mal partis au départ, évoluent dans le bon sens.
Et puis, il y a le compromis politique entre l'initiative de la Commission et le texte final. Il y a aussi toutes les négociations entre Etats, ... je ne sais pas à qui profite le crime mais il me semble que souvent il n'y a pas de volonté de nuire. Donc, cela ne profite à personne. Mais, il y a à l'arrivée peut être une bonne intention qui est mal organisée.
Comme vous le soulignez, le texte in fine est le fruit d'un compromis, qui n'a plus ni queue ni tête parce qu'il a été transformé au fur et à mesure des négociations.

Marc Picat

Juste pour rebondir sur « data protection ». Par rapport aux pays tiers, je pense aux Etats-Unis en particulier. « Data protection » et « privacy » sont des sujets très sensibles aux Etats-Unis, sachant qu'ils sont étonnés d'ailleurs qu'il y ait même une législation différente de la leur. Les entreprises américaines sont étonnées de l'application faite, parce que quand ils veulent investir en Europe et qu'ils doivent passer sous les fourches caudines de l'administration européenne et locale, - parce qu'en général ils distribuent leurs produits non pas dans un pays mais dans plusieurs pays d'Europe -et que cette question se pose, cela peut faire vraiment réfléchir certaines sociétés qui souhaiteraient se développer en Europe. Alors évidemment, nous trouvons toujours des solutions. Mais je crois que, sur cet aspect aussi, il faut se placer au niveau des investissements externes : les Etats-Unis pour data protection, la Chine pour REACH. L'Europe doit essayer au jour de la mondialisation d'être un peu plus accessible dans la législation qu'elle élabore à tous égards.

Pierre Schaubroeck

Il me semble que parfois les institutions européennes devraient faire preuve d'un peu plus d'introspection pour voir la finalité de ce qu'elles font et considérer que le mieux est parfois l'ennemi du bien. Qu'une réglementation trop détaillée - comme la protection de la vie privée - dont l'objectif est noble en soi, n'aboutisse pas, en raison de procédés bureaucratiques divers qui conduisent à une négation du but initialement poursuivi, est difficilement acceptable.

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