18/05/11

Les entreprises et l’Europe : quels défis juridiques et économiques pour demain ? (partie I)

Compte rendu intégral de la table ronde organisée dans le cadre du Supplément juridique « Droit Européen » encarté avec la Libre Entreprise du samedi 23 avril 2011. Etaient présents lors de cette table ronde - de gauche à droite sur la photo - : Luc Dumoulin (RGP ), Marc Picat (De Wolf & Partners), Bruno Lebrun (UGGC & Associés), Pierre Schaubroeck (Institut des Juristes d'Entreprise), Thierry Bontinck (Dal & Veldekens), Frédéric Puel (FIDAL)et Laurence Durodez (LexGo.be). Monsieur Pierre Schaubroeck, Président de l'Institut des Juristes d'entreprise, conduisait les débats en qualité de modérateur.

Pierre Schaubroeck

Je vous propose d'entrer dans le vif du sujet de notre table ronde d'aujourd'hui consacrée au droit européen et plus particulièrement : « Les entreprises et l'Europe : quels défis juridiques et économiques pour demain ». Quelle est votre vision aux uns et aux autres sur cette question ?

Bruno Lebrun

Je suis ravi de cette initiative sur le droit européen. En effet, sur beaucoup d'aspects le droit européen est sous exploité et méconnu par bon nombre d'entreprises et notamment les PME. Pourtant, c'est un droit fait pour les entreprises et en particulier pour les PME. Le droit européen est souvent connu à travers le droit de la concurrence, lequel ne constitue que quelques articles d'un traité qui en compte beaucoup. Je voudrai mettre en évidence quelques points. Tout d'abord, le droit européen est fait pour l'entreprise et notamment les petites entreprises. A titre d'exemple, citons l'initiative du Small Business Act (SBA) prise en pleine crise financière, et qui oblige la Commission à concentrer un certain nombre d'initiatives politiques et économiques sur les petites et moyennes entreprises. Dans le cadre du SBA, nombre d'initiatives et de décisions ont été déjà matérialisées telles que le règlement d'exemption par catégorie en matière d'aides d'Etat. Contrairement aux règlements d'exemption, une notification à la Commission n'est pas indispensable pour en bénéficier. C'est une facilité de traitement pour les PME. Le SBA promeut également toute une série de politiques comme la protection de l'environnement, la formation, la recherche et le développement, ou encore et pour les PME en particulier, l'aide sous forme de capital investissement qui permet sans notification à la Commission d'octroyer jusqu'à 1.5 millions d'euros par an ! Ce qui n'est quand même pas rien pour une entreprise !
Une autre initiative que je souhaite mettre en évidence concerne la propriété intellectuelle. On en a reparlé encore récemment puisque la Commission a confirmé qu'elle allait adopter une communication sur sa stratégie en la matière pour le mois de mai. C'est une initiative importante pour le développement de nos entreprises dans notre société actuelle de l'information.... A mon avis, c'est fondamental ! Par ailleurs, si on regarde ce que peut apporter l'Europe aux entreprises, il ne faut pas oublier la consolidation et la révision du paysage financier, apparu depuis la crise financière. Beaucoup a été fait même si beaucoup reste encore à faire. Il y a eu une réaction très forte de l'Union Européenne, notamment sous la direction du Commissaire Barnier, pour remettre le système financier - sans lequel les entreprises ne peuvent pas évoluer - au service d'une économie réelle et ré-insister sur un certain nombre de fondamentaux des systèmes financiers : stabilité, transparence, surveillance. Des mesures concrètes ont été prises. Depuis le 1er janvier de cette année, nous avons désormais trois nouvelles autorités de surveillance : l'autorité sur la banque européenne, l'autorité sur les valeurs mobilières et enfin l'autorité sur les assurances et les systèmes de pension professionnelle. Voilà quelques points sur lesquels le droit européen peut apporter aux entreprises, souvent méconnus ou pas assez mis en évidence dans le monde de l'entreprise.

Marc Picat

Je m'inscris dans le droit fil de ce que vient de dire Maître Lebrun. Effectivement le droit européen est très large. Le droit de la concurrence, le plus connu, n'est certes qu'une partie du Traité, souvent d'ailleurs le plus méprisé par les entreprises concernées, notamment en raison des sanctions infligées dont les montants sont très importants en cas de comportements anticoncurrentiels. Le droit européen ne se résume cependant pas au droit de la concurrence. Les PME sont au cœur de ce que devrait ou doit être la cible du droit européen et des institutions européennes qui sont censées le régler. Quand la Commission élabore diverses orientations, que ce soit des directives, règlements, etc. elle a de plus en plus souvent - on le voit avec le SBA- les PME en ligne de mire. A ce titre, je voudrais notamment insister sur ce qui pour moi s'inscrit comme un défi juridique et économique pour l'avenir des entreprises et des PME, à savoir mieux maîtriser un élément fondamental de leurs relations commerciales : les contrats. Quand on regarde comment se passent les échanges nationaux ou internationaux, on s'aperçoit que les contrats sont les éléments de base majeurs qui permettent d'échanger, de commercialiser, de faire des affaires... Sans rentrer dans le détail, la Commission depuis une dizaine d'années travaille pour rapprocher les points de vue et les réglementations, et tenter de faciliter le modus operandi des PME au sein d'un marché intérieur. Nous observons que depuis quelques années la priorité du droit européen est donnée au marché intérieur avec toutes les réglementations que cela implique, pour in fine concerner les consommateurs européens. A ce propos, le Parlement a récemment donné son accord pour avancer vers une amélioration des directives consommateurs. Vis-à-vis des entreprises, il est clair que le droit européen doit ou devrait être un outil pour faciliter leurs activités et les relations entre elles, pour éviter tous les obstacles ou empêchements nationaux et essayer de mieux se développer. Le Commissaire Barnier a fait beaucoup en matière financière et bancaire notamment. Depuis quelques années maintenant, l'euro est en place. Il y a des aspects monétaires qui fonctionnent, peut-être pas complètement encore avec tous les pays, mais on s'aperçoit au jour d'aujourd'hui, en pleine mondialisation, que si on veut une Europe un peu plus forte vis-à-vis de nos partenaires ou nos concurrents que sont la Chine, les Etats-Unis, l'Inde, etc., il est primordial d'avoir un droit européen au service des PME pour qu'elles soient plus fortes, non seulement au niveau international mais aussi pour faciliter les échanges entre elles au niveau du marché intérieur, ce qui implique de disposer d'un droit des contrats au niveau européen.

Frédéric Puel

Pour revenir au thème de notre débat, il me semble que le défi pour une entreprise, c'est de respecter le droit de la concurrence -que vous avez précédemment évoqué. Pourquoi ? Parce que les entreprises se trouvent maintenant exposées au risque absolument « inacceptable » du montant des sanctions qu'elles devront payer si elles se font prendre « le doigt dans la confiture » en train de mener des ententes, des cartels interdits, etc. Il a été précédemment question des PME. C'est un sujet extrêmement important. En réalité, lorsqu'on examine le montant des sanctions infligées aux entreprises : les plus grosses sont très lourdement sanctionnées, en facial l'amende est monstrueuse. Mais, quand on regarde les plus petites elles sont visuellement peu sanctionnées ou moins sanctionnées, mais en réalité par rapport à leur chiffre d'affaires, elles sont finalement proportionnellement plus sanctionnées que les grosses. Pour les PME, le défi est sans doute plus important parce qu'elles ont moins de moyens à mettre au service de cette cause éthique qu'est le respect des règles de concurrence. Mais, l'enjeu est d'autant plus lourd qu'il va falloir qu'elles y investissent pour s'assurer que le risque auquel elles se trouvent exposées soit minimisé. Les grandes entreprises disposent généralement d'un service juridique et d' «abonnements » auprès de cabinets d'avocats qui visent à faire descendre un peu la charge du risque. Alors, le risque, comment est-ce qu'il peut se réaliser ? Principalement à travers les échanges d'informations entre entreprises. A cet égard, la Commission a publié une communication en décembre dernier sur les restrictions horizontales qui consolide toute une série de jurisprudences et de pratiques décisionnelles. Elle y établit sa doctrine sur l'analyse de ce qu'est un échange d'informations trop concurrentiel, de ce qu'est un échange d'informations anticoncurrentiel. Pour les entreprises, cela va permettre de disposer d'une grille de lecture. La Commission ne consacre pas moins de 18 pages de cette communication à l'aspect normalisation de l'échange d'informations. C'est vraiment un point d'attention fort. Il s'agit de dire à l'opérationnel - souvent la personne à risque au sein de l'entreprise - qui va au nom d'une entreprise participer aux réunions de fédérations ou d'associations professionnelles, ou encore à des manifestations commerciales type foires ou salons, réunissant des concurrents : « Attention il y a toute une série de règles à respecter, il y a toute une série de points sur lesquels il faut être vigilant en terme d'informations et d'échanges ».
Je voudrais aussi évoquer les problèmes posés par les échanges bilatéraux à l'occasion notamment de contrats de développement commun de certains produits de commercialisation, etc. L'entreprise ne peut pas se permettre aujourd'hui de vivre dans un vase clos totalement isolée de ses concurrents, mais chaque fois qu'elle va se retrouver en point asymptote avec un concurrent, elle va prendre le risque d'un échange dangereux pour elle. D'expérience, si les personnes à risque ont des comportements déviants, la plupart du temps elles ne le savent pas. Elles ont vaguement en tête : « on n'a pas le droit de s'accorder sur les prix, ok ». Mais ce qu'on constate alors presque systématiquement c'est que le management de l'entreprise n'est que très rarement au courant.
Donc, on a aujourd'hui une difficulté : c'est de permettre à l'entreprise de disposer des outils nécessaires pour savoir où est son niveau de conformité aux règles de concurrence. C'est vraiment un point crucial. Les entreprises doivent un petit peu faire cette introspection. Il y a toute une série d'outils à disposition des entreprises : diagnostic de concurrence, compliance program. Mais attention, il y a des compliance programs qui sont des paravents qui permettent de cacher des comportements interdits !
Toute cette démarche doit s'inscrire dans une relation entre l'entreprise et ses conseils internes et externes. Nous sommes souvent vus comme des concurrents. Je m'inscris absolument en faux vis-à-vis de ce point. Une bonne relation et un bon travail fait par un avocat ne peut se faire que s'il a la confiance des juristes internes et que si la coopération avec ces juristes internes est vraiment aboutie. Le juriste d'entreprise apporte à l'avocat sa connaissance de l'entreprise, de ses personnes, de ses mécanismes. Quand on arrive à mettre en place ce niveau de relation et de confiance, nous sommes tous gagnants.

Thierry Bontinck

Le défi majeur pour l'entreprise en droit européen, est à mon sens également le droit de la concurrence. C'est un défi qui expose les entreprises mais un défi positif aussi. L'entreprise qui est préparée et respecte le droit de la concurrence, est dans les règles du jeu. Le but des dispositions du Traité est avant tout de protéger l'entreprise et de faire en sorte que les règles du jeu soient respectées, à condition bien entendu de lui donner les outils lui permettant de se mettre en adéquation avec ce droit. Je rebondis sur la conclusion de Frédéric Puel, à savoir la complémentarité et la collaboration entre les juristes d'entreprise et les avocats, que le fameux arrêt AKZO du 14 septembre 2010 consacrait d'une certaine manière. Il faut d'abord voir dans cet arrêt AKZO la confirmation d'une procédure visant à ce que lors des inspections de la Commission Européenne ou des autorités nationales, le « legal privilège » ou l'obligation de confidentialité ou encore le secret professionnel de l'avocat consacré par cet arrêt et les atteintes qui peuvent y être portées, est totalement encadré. Cet arrêt consacre aussi une complémentarité de l'avocat et du juriste d'entreprise. En effet, la Cour Européenne considère qu'un avocat interne, selon l'expression qui est retenue, a beau être inscrit à un barreau, avoir des obligations déontologiques particulières, cet avocat ne sera pas, s'il est dans des liens d'emploi avec l'entreprise, protégé par le « legal privilège ». Partant de cela, nous devons réfléchir, entreprises et avocats, à mieux collaborer ensemble, à profiter justement de l'intimité que semble critiquer la Cour dans son approche dans l'arrêt AKZO. Revenant sur les défis qui exposent l'entreprise en matière de droit de la concurrence au niveau européen, il convient de mettre en place des procédures de compliance en amont pour prévenir et identifier les risques que court l'entreprise. Mais quid si l'entreprise est confrontée à un problème suite à une plainte, suite à une dénonciation ou pire une inspection des services de la Commission ? Il faut élaborer des stratégies ensemble entre le juriste d'entreprise et l'avocat. Il y a un véritable défi de nouveau pour l'entreprise à préparer cette arrivée, à préparer cette enquête avec ses juristes d'entreprise, avec ses avocats. Ils doivent former de véritables binômes à l'intérieur de l'entreprise pour suivre les inspecteurs qui sont en action dans les locaux. A l'avocat d'être attentif au « legal privilege », au juriste d'entreprise de connaître la structure, à savoir ce qui se passe, à avertir l'avocat : «Attention là nous sommes dans une situation de risque parce qu'on touche à quelque chose de particulier », à attirer son attention sur certain points, à préparer en amont de cela évidemment la communication au sein de l'entreprise, ce qui est primordial.
Or, l'arrêt AKZO vient définitivement inscrire les choses de telle manière qu'il ne sera plus question d'échanger des notes confidentielles au sein d'une entreprise sans passer par la consultation d'un cabinet d'avocats. Est-ce un plus ou un moins ? On peut le critiquer, on peut ne pas être d'accord - je n'ai pas d'avis là-dessus - mais c'est la situation actuelle. L'entreprise dans le cadre d'un programme de compliance de droit de la concurrence, doit être consciente de cette nouvelle situation. C'est primordial au lendemain de l'arrêt AKZO.

Pierre Schaubroeck

Il y a plusieurs lignes de force dans vos exposés : le droit européen en général, les petites et moyennes entreprises ...et certainement au plus petite est l'entreprise, au plus grande et au plus lointaine est l'Europe. Vous avez dit en commençant que le droit européen pour les PME est souvent peu connu. C'est vrai pour les contrats, le droit de l'environnement, le droit social, également pour le droit de la concurrence. Il existe des entreprises qui ne peuvent pas se permettre le luxe d'instaurer une coopération entre avocats et juristes d'entreprise pour la bonne raison qu'elles n'ont pas de juriste d'entreprise. Alors, pour ces entreprises comment rapprocher le droit européen d'un de ses principaux sujets : la PME précisément ? Comment agir en ce sens ?

Bruno Lebrun

Toute une série d'initiatives peuvent être, et sont prises d'ailleurs, au travers notamment des associations professionnelles dont les PME sont souvent membres. Toutefois, les interventions qui y sont faites, sont souvent axées sur le droit de la concurrence, mais de manière négative. Pourtant, le droit de la concurrence offre aussi beaucoup d'outils surtout aux PME pour justement se défendre et se battre contre un certain nombre de pratiques. Il faut insister sur cet aspect-là des choses et le communiquer aux PME : vous avez les armes. Il faut qu'elles le sachent. Et l'information passe beaucoup par les fédérations et les associations professionnelles. Mais, je constate aussi que dès qu'on parle de droit européen, j'ai l'impression que directement les oreilles se bouchent parce que justement c'est gros, lourd, et long. Le droit européen semble inatteignable alors qu'il donne - pour reprendre l'exemple précédent du règlement d'exemption en matière d'aides d'Etat - directement aux entreprises la possibilité de profiter d'un certain nombre de soutiens et d'aides de l'Etat et de l'Union Européenne. Pour moi il faut faire deux choses : mieux communiquer au travers des fédérations et des associations professionnelles, et mieux communiquer sur le droit européen en expliquant l'aspect positif du droit européen. Il faut insister sur ce qu'une PME peut retirer du droit européen que ce soit en termes de financement, d'armes juridiques, d'encadrement de ses activités. Il y a sans doute également d'autres moyens, peut-être que l'initiative d'aujourd'hui en est un.

Marc Picat

Pour compléter les propos de Maître Lebrun, les fédérations et associations professionnelles sont effectivement un des éléments. L'organisation de débats, de colloques, de séminaires, ainsi que la publication d'articles avec pour objectif de rendre plus simple, plus accessible, plus visible, plus compréhensible le droit européen auprès des PME, en est un autre. Le droit européen est effectivement un droit positif qui doit faciliter le business des entreprises. Je voudrais prendre l'exemple des règlements d'exemption qui sont un « mix » entre le droit de la concurrence et le droit des contrats. On a eu deux règlements d'exemption. La voie du règlement est d'ailleurs très positive parce l'application se fait de manière uniforme dans tous les Etats membres. C'est un élément de sécurité juridique supplémentaire pour les entreprises dans la mesure où il n'y a pas de différence, ni de pinaillage au sein des Etats membres. Je reviens sur le thème du « mariage » entre concurrence et contrats, pour lequel nous disposons désormais d'outils, notamment toute la réglementation d'exemption verticale entre un fournisseur et un distributeur ou horizontale entre concurrents. La Commission y attache beaucoup d'importance pour faciliter et aider les entreprises. Alors qu'elles soient grandes, moyennes ou petites, peu importe, mais si les entreprises - via leur service juridique, ou quand elles n'en ont pas en collaboration avec des avocats -, réussissent par la rédaction de contrats à définir correctement leurs droits et obligations non seulement d'un point de vue commercial par rapport à un bien ou un service bien défini -un contrat de distribution, de service, ou de manufacture - mais aussi en tenant compte des impératifs de concurrence, à savoir ce qui est permis et ce qui n'est pas permis tel que le « price fixing, le market sharing », etc... Alors le business des entreprises sera grandement facilité. Malheureusement, les entreprises ne sont pas toujours au courant. Pourtant, il existe une communication explicative de la part des institutions européennes, notamment de la Commission qui élabore beaucoup d'articles sur ses décisions, des guidelines etc. : il faudrait certainement réussir à mieux diffuser cette information aux entreprises. Les guidelines sont là notamment pour aider non seulement les entreprises mais aussi les avocats qui les conseillent. Les guidelines doivent faciliter l'opérationnel. In fine, la Commission n'est pas là, comme on a trop souvent tendance à le décliner au sein des Etats membres, comme un empêcheur de tourner en rond. C'est tout le contraire. La Commission a un rôle de facilitateur par rapport aux entreprises.

Frédéric Puel

Je rebondis sur ce que viens de dire Maître Picat. Je crois d'abord que l'Europe ne fait pas bien sa publicité, l'Europe, elle est là, on sait qu'elle est là, qu'il y a beaucoup de textes, une production assez effrénée de textes législatifs, de guidelines, de communications. Mais, quand on est chef d'entreprise, on veut en premier lieu faire son business, payer ses employés, percer tel marché. Globalement face à des chefs de petites et moyennes entreprises leur réaction systématique est de dire : « les histoires juridiques, je n'ai pas le temps ». Il y a une sorte de divorce entre le cadre juridique dans lequel les entreprises évoluent et le business. Il existe un décrochage complet entre la vraie vie d'une entreprise et la vie que les gens à Bruxelles pensent être celle que les entreprises vivent. Et là, il y a un vrai hiatus à résoudre. Pour essayer de le résoudre, le biais des fédérations me paraît être très bon, mais comment le faire ? Il y a le fait d'aller « porter la bonne nouvelle » à la fédération avec un discours très pratique, très accessible, auprès de responsables d'entreprises, pour qu'ils aient accès aux multiples informations. Mais aussi fournir à ces fédérations une sorte de guide pratique. Je suis bien d'accord que la Commission fait des guidelines, des communications, mais il existe une pléthore de textes. Qui est le chef d'entreprise qui a lu le règlement d'exemption sur les restrictions verticales ? C'est un vrai problème. Nous avons un rôle de simplificateur. Nous sommes là pour expliquer, pour donner des éléments de réflexion pour que quand le chef d'entreprise revient de la fédération, il dise : « Attention les gars, si vous allez dans les foires et les salons vous ne devez pas faire ça, ça, ça et ça ».
Quand on regarde la jurisprudence de la Cour européenne, on constate que souvent les grands arrêts sont partis de toutes petites histoires, celles de PME. C'est l'histoire de l'arrêt RATI, un vieil arrêt sur l'effet direct des directives. Monsieur RATI, fabricant d'huile en Italie en désaccord avec la législation de son pays dit : « Vous m'imposez, vous droit italien, de mettre toutes ces références sur ma bouteille d'huile, ça me casse les pieds. J'ai vu qu'il y avait une directive européenne qui ne m'impose que telle et telle mention. Et bien je vais appliquer la directive européenne ». Les tribunaux italiens sont saisis, une question préjudicielle est posée à la Cour de Justice Européenne qui dit : « effet direct des directives : l'Etat ne peut pas se prévaloir de sa propre faute - non transposition - Monsieur RATI a raison ». La construction du droit européen est partie d'un fabricant d'huile italien. Le cœur du problème est vraiment l'accès à l'information. Les guidelines apportées aux fédérations sont sans doute un moyen praticable.

Thierry Bontinck

L'accès à l'information a toujours été un problème de l'Union Européenne qui finalement communique assez mal même si elle communique beaucoup. Quand j'ai commencé au barreau, il n'y avait pas beaucoup d'informations. D'ailleurs, une très grande partie de l'activité de cabinets d'avocats à Bruxelles consistait à aller chercher l'information où elle était. Internet et les autres moyens de communication ont changé la donne mais on se retrouve un petit peu dans une situation où trop d'info tue l'info. J'ai été tout à l'heure par hasard, sur le portail européen à destination des PME. Je vous assure que même ayant l'impression de connaître certaines matières traitées, ce n'est pas évident de s'y retrouver. Comme vous, je n'ai pas de solution miracle. Oui les fédérations professionnelles, les associations professionnelles et sectorielles sont un plus. Bien organisées, elles sont là pour aider l'entreprise. Vous avez parlé des aides d'Etat, il faut également évoquer toutes les possibilités de subsides, c'est aussi le rôle des fédérations professionnelles. Il y a aussi autre chose, et là il faut balayer un peu devant sa porte, le barreau a-t-il suffisamment aujourd'hui de réflexes communautaires dans l'ensemble des procédures ? Parce que Monsieur RATI, s'il n'avait pas eu un avocat qui avait eu l'idée d'aller poser une question préjudicielle à la Cour de Justice Européenne, non seulement il serait resté parfaitement anonyme, mais jamais le droit communautaire n'aurait progressé du fait de cette question posée. On peut aussi parler des magistrats qui n'ont pas toujours le réflexe suffisant. De véritables efforts de formation sont à faire parce que finalement les outils, ils existent. Je viens de dresser une liste non exhaustive des outils qui sont à disposition notamment des PME. En matière de droit des sociétés, les directives « droit des sociétés », les fusions transfrontalières sont intégrées dans le droit positif de l'ensemble des pays membres. Ça simplifie quand même beaucoup la vie à une PME qui a envie d'ouvrir une filiale ou de fusionner avec une société dans un autre Etat Membre. La loi du 2 août 2002 sur les retards de paiement dans les transactions commerciales, n'oublions pas que c'est une directive européenne qui vient rendre automatique le calcul des intérêts et qui permet d'exécuter directement, même sans conditions générales, certains retards de paiement entre commerçants. Le titre exécutoire européen, tous les règlements en matière de coopération judiciaire civile et puis bien entendu les piliers de l'Union Européenne que sont la libre prestation des services et la liberté d'établissement. C'est quand même une facilité incroyable pour une société grecque d'ouvrir une succursale à Bruxelles. Il faut l'expliquer et bien conseiller. Je pense aussi aux outils de coopération entre entreprises tel que le groupement européen d'intérêts économiques (GEIE). Ma liste n'est pas exhaustive. Apprenons, nous professionnels, à acquérir ce réflexe communautaire parce qu'avec ces outils là nous avons de quoi aider les PME.

Frédéric Puel

Pour les PME, c'est vraiment une question de priorité. Les priorités ont évolué avec l'installation progressive de l'Europe. L'Europe se fait avec son droit plein d'opportunités, mais aussi de risques. Plein d'opportunités c'est ce qui a été évoqué précédemment notamment à travers les aides. Mais aussi, savoir utiliser l'arme du droit de la concurrence pour aller voir si le « gros » à côté en position dominante n'en abuse pas. Et à condition d'avoir peut être un peu balayé devant sa porte avant... Mais c'est aussi une priorité en termes de risques. Hier le risque se situait plutôt en termes de droit social. Aujourd'hui, le chef d'entreprise doit avoir la conscience de ses priorités en termes d'opportunités, en termes de risques. Le droit européen peut, en regard de ces éléments, apporter une réponse.

Pierre Schaubroeck

L'Europe ne fait pas bien sa publicité, c'est vrai dans un certain sens. Il y a tellement d'informations que la quantité nuit à la qualité. Il faut pouvoir faire la part des choses. Disons aussi que la réputation de l'Europe est parfois très mal servie par les politiciens dans tous les pays qui, dès qu'ils en ont la possibilité, disent « Ah, c'est la faute à l'Europe ! ». A force de proférer de tels simplismes le public et les entreprises finissent par y croire. Par ailleurs on parle du droit européen non seulement comme un droit prêt à vous sanctionner mais aussi comme un droit prêt à vous protéger. Vous qui conseillez à vos clients de faire usage de l'arme que peut constituer pour eux le droit européen, ne rencontrez-vous pas, surtout auprès des PME, des hésitations relatives à la longue durée et au coût exorbitant d'une telle procédure ? Il y a là probablement une bonne dose d'éducation à développer pour aider les plus petites sociétés à franchir le tremplin qui les sépare de l'arène juridique européenne.

Bruno Lebrun

C'est ce que vous disiez tout à l'heure, c'est l'aspect procédural qui dès qu'on touche au droit européen va être long parce que souvent, si on reprend l'exemple de ce Monsieur RATI, il faut d'abord passer devant des juridictions nationales, ensuite il faut élever le débat au niveau de la Cour de Justice Européenne via la question préjudicielle, et déjà on est loin en interne. Donc, cela veut dire que forcément, dès qu'on commence à poser la question du droit européen, même s'il est une ressource utilisable, la PME se ferme parce qu'elle voit le laps de temps qu'elle a devant elle, les honoraires mais aussi toute une série de difficultés. Je doute que sauf si c'est une question absolument vitale pour son business et son activité, elle mettra les ressources. Si ce n'est pas essentiel et dans l'ordre de priorité d'une PME, elle mettra de côté. Et je parle ici plus de contentieux.

Frédéric Puel

Vous me permettez de réagir ? La Commission Européenne - et je vais faire sa publicité cette fois-ci - nous offre une souplesse que n'offrent pas toujours les administrations nationales. Il y a deux cas de figure : soit déposer plainte à la Commission Européenne sur le comportement infractionnel d'un de vos concurrents, ou de vos fournisseurs, ou le manquement d'un Etat membre - peu importe -, soit rencontrer la Commission et expliquer la situation. Dans plusieurs exemples rencontrés, la Commission a réagi positivement et a permis de résoudre la situation rapidement, à savoir souvent moins de trois mois. Donc il faut aussi se dire : nous avons affaire à une administration qui peut être extrêmement souple et à l'écoute.

Thierry Bontinck

Cela implique à nouveau la très bonne connaissance de l'avocat ou du juriste au sein de l'entreprise de la possibilité de déposer cette plainte, de la possibilité de discuter. Ce qui n'est pas évident. Dans beaucoup de dossiers, on peut partir de problèmes purement nationaux et qui font appel à du droit interne, et l'avocat ou le juriste d'entreprise ne vont pas avoir le réflexe communautaire qui offrira peut-être une solution rapide.

Marc Picat

Effectivement, il est difficile de généraliser. C'est du cas par cas qui dépend à la fois du sujet traité, du secteur de l'entreprise, de la matière du droit concernée, mais aussi de savoir si oui ou non on est effectivement déjà dans une voie contentieuse. Elle prend effectivement du temps et peut même décourager les plus vaillants. Ce qui ne veut pas dire que même si c'est long il faut abandonner. Tout dépend des enjeux en cause et qu'est-ce qu'on doit sanctionner ou récupérer. Tout dépend si on attaque ou si on se défend. Le droit européen en général -et le droit de la concurrence en particulier - c'est un peu, comme disent les anglais, « the sword and the shield» : une épée quand on doit attaquer et défendre ses intérêts contre les autres, et en même temps le bouclier qui doit nous protéger contre les adversaires. Le droit de la concurrence, c'est les deux. Et effectivement je pense que c'est un outil qui doit être mieux utilisé, mieux connu des entreprises et des PME en particulier. Nous disions précédemment qu'il y a abondance de communication et que trop de communication tue l'information. Je fais un bémol. C'est vrai et ce n'est pas vrai. Les nouveaux outils de communication que sont internet, les web sites de la Commission Européenne pour la concurrence, etc. peuvent certes de prime abord paraître un peu inabordables, mais quand on clique, petit à petit on fait son chemin, on arrive, même je crois pour un néophyte, à comprendre, non pas tous les détails, mais au moins les grands sujets et les enjeux. Je m'aperçois plus en plus que les entreprises font référence à un texte communautaire : une directive, un règlement, une communication de la Commission... Donc, en fait même avant de nous consulter, elles ont déjà un meilleur réflexe qu'il y a 10 ou 15 ans. Il y a une nette amélioration en termes de communication, même si elle est très abondante, mais aussi en termes de connaissance, d'appréhension des problèmes au niveau européen par les entreprises. C'est un progrès surtout quand on arrive à discuter tant avec les institutions européennes qu'avec la partie adverse. On arrive alors parfois à trouver un « settlement » qui est en matière de procédure bien meilleur pour les deux parties.

Pierre Schaubroeck

Je voudrais enchaîner sur ce que vous avez dit les uns et les autres sur la coopération entre avocats et juristes d'entreprise. Nous parlons de sociétés qui ont un service juridique interne et qui sont donc supposées avoir un niveau d'information plus élevé sur le droit communautaire, ou qui du moins ont un accès plus facile et plus naturel à des avocats spécialisés qu'un dirigeant d'entreprise qui se consacre essentiellement à son activité et beaucoup moins au juridique et au judiciaire. La collaboration entre avocats et juristes d'entreprise peut en effet être très fructueuse quand les deux forment une équipe. A ce propos, les juristes d'entreprises, leurs associations et leurs associations professionnelles servent de conduit d'information vers les sociétés. C'est ce que nous essayons de faire en Belgique. Il y a évidemment un rôle complémentaire des avocats et des juristes d'entreprise en ce sens. Comme vous l'avez très bien dit, l'avocat apporte sa connaissance des dossiers, de la jurisprudence du droit européen de la concurrence, tandis que le juriste d'entreprises apporte sa connaissance de la société. Et sur ce point, je voudrais revenir à l'arrêt AKZO -puisque vous avez provoqué la discussion, vous me forcez à réagir-. Ce qu'a dit l'arrêt AKZO est dangereux aussi bien pour les juristes d'entreprises que pour les avocats. En effet, pour la première fois la Cour met en cause l'indépendance d'un avocat soumis à des règles professionnelles et qui, par exemple aux Pays-Bas, peut tout en étant avocat, être employé d'une société et, comme plusieurs d'entre vous l'aurez lu, Maître De Baerdemaeker (Président de l'OBFG) commentant l'arrêt AKZO, a dit : « mais ça s'arrêtera où ? ». N'y a-t-il pas un risque que dans un dossier ultérieur la Cour de justice prenne une décision identique dans la situation d'un avocat, qui ne serait même pas employé mais qui aurait une société comme principal client à 80 ou 90 % , et recevrait des success fees - pour faire un comparatif avec les bonus pour les juristes d'entreprises ou les avocats employés -, pour les affaires qu'il gagne ? Où la Cour s'arrêtera-t-elle ? L'arrêt AKZO est mauvais pour les juristes d'entreprises, et mauvais pour les barreaux aussi. Personnellement, je crois que nous devrions mener le même combat. Pour les juristes d'entreprise dont la profession réglementée en Belgique par la loi qui nous soumet aussi à des obligations déontologiques, la confidentialité des avis juridiques est consacrée par la loi. Le but du statut légal du juriste d'entreprise en Belgique, n'est pas de garantir l'impunité à une société bien au contraire, mais de lui permettre de jouer son rôle préventif dans l'entreprise, à côté du chef d'entreprise chaque jour. Son rôle n'est pas de lui donner une sorte de bouclier : « Voilà, Monsieur le CEO vous pouvez faire tout ce que vous voulez, moi j'ai ma confidentialité sinon mon secret professionnel, donc ce que je vous dis, vous permet d'enfreindre la loi » ; non ce statut permet au juriste d'entreprise d'agir de manière préventive et de contribuer à faire fonctionner sa société dans le droit chemin juridique. Cela requiert une indépendance intellectuelle du juriste d'entreprise et une confidentialité à toutes épreuves entre le juriste d'entreprise et la direction de l'entreprise. Aussi, refuser un tel statut à un juriste d'entreprise soumis à des règles professionnelles, est dommageable non seulement pour le juriste d'entreprise mais est dommageable pour l'entreprise. Il est dommageable pour les avocats aussi et pour la recherche par tous les acteurs juridiques, avocats, juristes d'entreprise et autres, du respect de la loi.

Frédéric Puel

Je reviendrai juste sur un point qui me paraît tout à fait important. Je suis assez peu intéressé, entre le combat, voire la rivalité qu'il peut exister sur ce sujet en particulier entre les juristes d'entreprise et les avocats. C'est un combat qui ne m'intéresse pas parce qu'il y a un combat beaucoup plus important, plus fondamental qui est celui du droit de la défense, qui est celui de permettre à une entreprise de disposer des bons conseils pour se défendre correctement. Si on revient sur l'affaire AKZO, et je mets donc totalement de côté le fait de savoir qui est un avocat ou qui n'est pas un avocat, je voudrais faire part de ce que j'ai vécu dans le cas d'une perquisition. J'ai vécu un véritable chantage fait par le teamleader de l'équipe d'enquêteurs qui est arrivé en disant :
« Très bien, il y a un document. Il est marqué que c'est un e-mail qui a été échangé. Il y a une estampille d'avocat, mais je considère qu'il n'est pas couvert par le legal privilege parce qu'il ne cite pas (on était encore à l'époque de l'article 81) dans l'objet « article 81 » et quand je lis le corps du mail je ne vois pas que ça a un rapport direct avec l'affaire que nous recherchons maintenant, donc je le saisis. »
Je lui dis : « Vous êtes complètement à côté de la plaque et il est hors de question que vous saisissiez ce document ». On applique alors la technique AKZO du premier arrêt. On met sous pli. Et puis il me répond : « Très bien, vous mettez sous pli, pas de problème. On va demander l'avis indépendant du juge, vous allez avoir un moment pour réagir; si on n'est pas convaincu, -et vous ne serez jamais convaincu de nos arguments lui dis-je-, alors on prendra une décision et vous pourrez aller en annulation de cette décision devant le juge. Si le juge prend une décision qui vous est favorable, on vous rendra les documents, qu'on aura un petit peu lus mais qu'on oubliera.... Si jamais, le juge nous donne raison, nous Commission Européenne, alors là on va imposer des amendes parce que vous aurez ralenti la procédure !». C'est un pacte totalement faussé. Nous avons un vrai combat à mener ensemble : le combat du legal privilege, du secret professionnel. Qui en est porteur ? Ça m'est totalement indifférent de ce point de vue-là, ce qui compte ce sont les droits de l'entreprise.

Thierry Bontinck

Permettez que je rebondisse. La partie qui m'intéresse dans l'arrêt AKZO c'est la partie où la Cour consacre ces droits de la défense, où elle consacre une procédure qui permet d'éviter ce que Maître Puel nous explique avoir vécu lors d'une perquisition, où la procédure qui a été arrêtée par le tribunal est confortée par la Cour. C'est cela qui est très important. Répondre sur l'avocat et le juriste d'entreprise, personnellement je n'ai pas de problème à ce que le juriste d'entreprise dispose d'un secret professionnel, d'un principe de confidentialité. Le problème est que nous sommes dans une situation où la Cour semble ne pas l'avoir consacré. Je suis d'accord avec vous, l'avocat peut aussi être en danger et doit en être conscient. Je crois aussi que les accords passés entre nos Ordres et l'Institut des Juristes d'Entreprises, par exemple, doivent faire l'objet d'une grande vigilance de la part des entreprises et de la part des cabinets d'avocats, pour ce qui concerne la situation de l'avocat détaché en entreprise. En effet, je ne suis pas certain que le rapport d'emploi dont parle la Cour dans l'arrêt AKZO, ne sera pas qualifié comme tel dans la situation d'un avocat détaché dans une entreprise. Imaginons la situation d'une entreprise de taille moyenne qui ne dispose pas d'un temps nécessaire pour un juriste d'entreprise compétent en droit de la concurrence et qui va faire venir un avocat pour mettre au point un programme de compliance. Cet avocat va signer des mails avec le logo de l'entreprise, va signer des documents qui sont échangés via une messagerie interne. Tout ça est très dangereux. Il faut que l'avocat soit extrêmement prudent. Je crois vraiment que dans l'arrêt AKZO la Cour a voulu marquer l'aspect externe de l'avocat qui intervient. Le fait d'avoir un code de déontologie, d'être de par son statut attaché au respect de ces règles, n'est pas le critère. Le critère est le rapport d'emploi. Le critère est le rapport d'attachement à l'entreprise. Même s'il arrive qu'un avocat n'ait qu'un seul client ou un très gros client, s'il est complètement à l'extérieur de l'entreprise, qu'il écrit sur un papier à entête d'avocat, qu'il n'est pas sous contrat d'emploi avec ce client, alors le risque est moindre. Mais évidemment plus il y a de liens plus le risque existe et plus l'attention doit être attirée là-dessus. La situation de l'avocat détaché en entreprise doit attirer particulièrement l'attention de tout le monde. Mais encore une fois, je crois vraiment que les querelles qui ont existé ou qui ont pu exister entre les juristes d'entreprise et les avocats s'arrêtent sur ce point-là parce qu'elles ne servent pas l'entreprise, elles ne servent pas les droits de la défense. Ce qu'il faut garder de l'arrêt AKZO, c'est cette procédure. C'est la consécration des droits de la défense de l'entreprise dans le cadre d'une perquisition de concurrence. A nous de nous battre ensemble pour que l'usage qui en soit fait soit correct.

Bruno Lebrun

Si on tire un peu le débat du legal privilege sur l'ensemble des droits de la défense et sur l'inspection, alors on constate que sur le legal privilege il est étonnant que la Cour ne se soit pas départie de cette solution depuis des années, parce que cette jurisprudence, à quelques nuances près, remonte à très longtemps. C'est étonnant d'avoir toujours la même solution de principe alors que l'environnement juridique de l'entreprise et du monde de l'avocat ont complètement évolué. C'est vrai que dans des affaires de concurrence de cette dimension, l'entreprise est souvent pour l'avocat, un client important pour lequel il va essayer d'entourer tout son avis et toute son impartialité de jugement dans le sens de l'entreprise. C'est donc méconnaître la réalité du monde juridique qui entoure l'entreprise. De façon plus générale, je trouve que ce qui se passe dans les procédures et dans les enquêtes de cartels en particulier pose de nombreuses questions surtout quand on additionne une série d'éléments. C'est le problème de savoir comment commence une enquête, comment s'initie la procédure de clémence ou de demande d'immunité. Une entreprise vient dire, avouer et dénoncer d'autres et souvent à la clé obtient une réduction de l'amende considérable (200 - 250 millions) donc forcément la réalité peut parfois être édulcorée quand on connaît le prix qu'on a à la clé.

Frédéric Puel

On a même vu des e-mails falsifiés dans une affaire récente. L'e-mail a été falsifié par l'entreprise qui a dénoncé !

Bruno Lebrun

J'ai vu même pire et plus pervers. Dans une enquête, à l'audience devant la Commission, nous avions mis trois statements de l'entreprise qui dénonçait le cartel. Le premier indiquait : « je ne crois pas que Monsieur X était là ». Six mois plus tard, visiblement la Commission a des difficultés etc., et nous avons un deuxième statement « Monsieur X était peut-être là » et à la fin de l'enquête « Monsieur X était sans doute présent ». Nous avons mis ces trois lettres sur un slide à la Commission et devant le Conseiller Auditeur - puisque nous avons désormais une vraie procédure contradictoire ce qui est un véritable plus - nous avons mis cette situation en évidence. C'est quand même surprenant qu'une entreprise se souvienne mieux de ce qui s'était passé deux ans après la demande d'immunité qu'au moment même et dans un sens qui évidemment incriminait tous les autres ! Ce système de la demande d'immunité est sans doute bien parce qu'il permet de débusquer un certain nombre de cartels, mais aboutit à certains excès. Cette situation combinée à un droit de la preuve en droit européen notamment en matière de cartels - qui est quand même un peu léger - auquel s'ajoutent des sanctions invraisemblables, et des enquêtes sur place extrêmement musclées et invasives avec des chantages, met la pression sur l'entreprise. Nous avons tous été témoins de certaines formes de chantage. C'est compliqué. Il me semble qu'on arrive aux limites du respect du principe de droit de la défense et de ce qui est gérable pour l'entreprise. J''espère que le balancier va tourner.

Pierre Schaubroeck

D'autant plus que la Commission en fait à la fois partie, juge d'instruction et juré !

Thierry Bontinck

Je crois que nous aurons peut-être une évolution intéressante dans les années à venir le jour où l'Union Européenne sera membre de la Convention Européenne des Droits de l'Homme ! Il pourrait y avoir des arrêts intéressants à Strasbourg sur ce type de sujet. Tant que Luxembourg sera compétent, il y aura des sourires polis, mais le jour où ce sera Strasbourg qui sera compétent,....

Marc Picat

Je voudrais faire une observation par rapport au legal privilege et à l'intérêt des PME à travers un exemple. Une PME avec un service juridique restreint me contacte. Pour préciser sa demande, je demande au juriste de m'adresser toutes les informations à sa disposition, même si l'intitulé de son mail était très explicite puisqu'il mentionnait assez clairement qu'il s'agissait de price fixing et de market sharing ! Et, je reçois en retour un paquet de mails qui remontaient à pas mal de temps relatant les échanges entre les différents services de l'entreprise -financiers, commerciaux, juridiques -. Effectivement, le souhait du directeur financier était de mettre en place de telles pratiques, ce qu'il me confirme en me disant : « c'est ça qu'on veut faire, vous allez bien trouver un moyen ». Ce que je veux dire à travers cet exemple, c'est que quand on est face à certaines entreprises, pas toujours au fait de la législation, des arrêts de la Cour même s'ils sont importants, de l'étendue de la notion de confidentialité ou de ce qui ne peut et ne peut pas être écrit et qui circule en boucle sur les messageries électroniques ... on s'aperçoit toujours pour en venir au premier sujet, qu'il y a un véritable déficit d'information auprès de ces sociétés et qui pourrait avoir des conséquences très graves notamment en matière des droits de la défense.

Thierry Bontinck

J'ai une autre anecdote. L'autre jour, j'ai discuté avec la responsable d'un service juridique d'une association professionnelle. Elle prenait des notes dans son carnet. Je lui donnais quelques éléments de ce que nous faisions dans le cadre d'un audit concurrence. A un moment, elle s'interrompt, me regarde et me dit : « mais en fait Maître, ce que vous êtes en train de me dire et que je note ici, ça pourrait être saisissable ». Je réponds : « il faudrait pour que ce ne soit pas saisissable qu'on puisse bien identifier immédiatement que nous sommes dans le cadre d'une conversation entre un avocat et une juriste d'entreprise, pour la défense de cette entreprise ». Voilà, c'était rentré dans son analyse et c'est très important. Je retombe sur la coopération avec l'entreprise et le juriste d'entreprises. En amont, nous avons un travail très important à fournir, qui vaut pour les PME comme pour les grandes entreprises. Tout le monde doit se préparer au droit de la concurrence. Tout le monde doit connaître les procédures en matière d'échanges de mails. Ce sont des choses qu'on souligne dans les audits de concurrence : « évitez d'avoir une série de mails, de répondre à un mail avec tout l'historique ». Il faut faire attention à ce qu'on écrit dans les mails. Dans les procédures d'audit, on va véritablement scanner avec les mêmes outils que la Commission Européenne les mails qui sont échangés. On identifie les titres du mail. S'il est mentionné « fixation des prix », vous pensez bien qu'il s'agit de mots clés que la Commission retient d'office pour faire une enquête. C'est important de mettre les choses au point avec l'entreprise en amont et c'est de la première réponse à donner.

Frédéric Puel

Pour l'entreprise, il y a un sujet très important, un point central : c'est l'anticipation. C'est en amont, tant qu'on est au calme, il faut réfléchir pour anticiper (et là ça vaut plus pour les moyennes et les plus grosses entreprises que pour les toutes petites PME dont on a vu que leur priorité était vraiment très orientée business). Je crois que toutes les entreprises peuvent le faire aujourd'hui. Anticiper ne signifie pas trouver les trucs pour cacher, cela veut dire s'assurer ou mesurer le niveau de conformité de l'entreprise aux règles de concurrence et ensuite prendre les bonnes mesures pour prendre une bonne décision. Est-ce qu'on décide d'aller dénoncer le « cartel » ou le comportement interdit à l'autorité pour s'assurer de ne pas être sanctionné au niveau des amendes ? Est-ce qu'au contraire on met en place un système de mise en conformité, de compliance aux règles de concurrence ? C'est une vraie décision stratégique à prendre. Evidemment, elle se prend que si on identifie de graves problèmes. Attention à la procédure de clémence ! La Commission a fait beaucoup de publicité autour de cette procédure. Mais il y a l'autre facette ! Lorsque la Commission reçoit cette information, et à la fin de la procédure rend une décision, le rôle de l'entreprise qui a fait la clémence est clairement indiqué dans la décision. Son rôle anticoncurrentiel est indiqué dans la décision ! Ceci facilite quand même grandement la tâche des victimes qui sont invitées à aller récupérer des dommages et intérêts auprès des entreprises. Les victimes peuvent désormais dire : « Très bien, j'ai tout le récit. Ce n'est plus très compliqué pour moi d'aller chercher les preuves que vous avez participé. Vous avez peut-être zéro amende, mais en termes de dommages et intérêts je vais pouvoir me refaire un petit peu. »

Bruno Lebrun

Concernant les dommages et intérêts, il me semble que dans la plupart des Etats membres, les incitants ne sont pas là pour le moment, pour arriver à ce que les entreprises victimes d'un cartel ou qui ont pu être victimes d'un cartel se lancent dans cette action. Il n'y a pas - et c'est aussi un peu la limite du système en Europe - tous les incitants comme ceux qui par exemple existent aux Etats-Unis, et qui multiplient par trois le dommage subi et donc la compensation du dommage subi. C'est une difficulté parce qu'il y a de nouveau la longueur de la procédure. De temps à autre après une décision de condamnation, certaines entreprises tentent une action en dommages et intérêts. Quand on conseille les entreprises reconnues coupables d'une infraction, on s'aperçoit qu'elles ont la tentation de faire taire cette action et de passer par la transaction. C'est aussi pourquoi, il n'existe aucune jurisprudence !
Et, je rebondis sur la médiation et l'arbitrage. C'est un point intéressant pour l'entreprise qui reçoit la demande de dommages et intérêts. Elle est prête à signer n'importe quoi, elle paie le silence. A ce moment-là, elle ne calcule plus le dommage qui est subi. L'entreprise qui se dit victime pourrait mettre n'importe quel chiffre, on paie. Et là il y a aussi une difficulté à l'envers - je ne veux pas faire le jeu des grosses entreprises - mais c'est vrai que dans de telles discussions, il est très compliqué d'avoir un vrai dialogue avec l'entreprise qui se dit victime du cartel. En effet, si on n'a pas un accord, ils assignent. S'ils assignent, il y a l'effet boule de neige et tout le monde va assigner et ça risque d'être un vrai problème. Il faut donc trouver un équilibre entre ce qui se passe aux Etats-Unis et la situation actuelle.

 Frédéric Puel

Quand on revient à ce que disait encore Madame Kroes, l'effet dissuasif n'est pas atteint aujourd'hui ni par les sanctions ni par les dommages et intérêts, ni par la mauvaise publicité, etc. Et c'est ce que disait Jacques Steenbergen au niveau belge, il faut faire plus. C'est ce que je veux dire, c'est ce que la Commission pense, elle pense qu'il faut faire plus. Moi je ne suis pas de côté-là.

Marc Picat

Juste pour terminer ce point-là, il faut signaler l'effet pervers parfois de la clémence. Dans une affaire de cartel, on s'est très vite aperçu que l'entreprise qui avait dénoncé ce cartel via la procédure de clémence, en avait fait une vraie stratégie. Elle avait participé au cartel pour bénéficier d'informations dont elle ne disposait pas au niveau de ses concurrents, du marché, et de certains des produits. Elle avait obtenu en participant à ce cartel, aux réunions, à des appels téléphoniques ... les informations qu'elle considérait comme essentielles pour la poursuite du développement de son business. Elle a finalement dénoncé le cartel pour faire en sorte de faire condamner ses concurrents, et qu'ils soient tellement condamnés que pour certains se pose la question de la poursuite de leurs activités dans ce secteur. C'était donc très pernicieux. D'un point de vue stratégique, l'entreprise avait tout calculé, bien en amont, des années auparavant, pour finalement faire en sorte d'éliminer certains de ses concurrents par cette stratégie. L'emploi du droit de la concurrence c'est la stratégie !

Frédéric Puel

Quand on présente ce type de situation, les clients nous disent : « Attendez, on n'est pas à Vichy, pas question de dénoncer mes copains ! ».

Marc Picat

Bien sûr ! Il se trouve que les autorités de la concurrence s'en sont aperçues, en tout cas, ont eu des indices suffisamment pertinents de nature à alléger les sanctions des autres. La procédure de clémence donnait en tout cas des éléments aux autres pour contre-attaquer. La suite je ne la connais pas mais c'est un élément intéressant à prendre en compte. On peut découvrir parfois de certaines stratégies dont je ne sais pas si elles sont optimales pour celui qui la fait ou pernicieuse pour ceux qui la subissent !

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