22/08/24

Peut-on se faire redresser par le fisc alors que l’on n’est pas partie à toutes les étapes d’une opération abusive ?

La Cour de cassation est récemment venue préciser qu’un contribuable peut subir un redressement sur le fondement de la mesure générale anti-abus, même si celui-ci n'a pas participé formellement à tous les actes juridiques composant une opération abusive.

La disposition anti-abus peut-elle être invoquée à l’encontre de contribuables qui ne sont pas formellement partie à l'ensemble des actes juridiques d’une opération susceptible d’abus ? Cette question se pose avec acuité en présence de montages complexes, qui se décomposent en plusieurs étapes et mettent en scène une multitude d'intervenants.

Illustrons notre propos par un montage classique de transmission d'une entreprise familiale à la génération future. Ayant atteint l’âge de la retraite, un couple de parents cède les actions dans leur société opérationnelle à la société holding constituée par leur fils, en réalisant à cette occasion une plus-value sur actions exonérée. Ensuite, la société opérationnelle distribue un dividende à la société holding (en exonération d’impôt), afin de permettre à cette dernière de payer le prix d’acquisition aux parents. Le fisc tente parfois de requalifier la plus-value réalisée par les parents en un dividende (taxable à 30%), considérant toute l’opération comme abusive. L’interrogation du fiscaliste : les parents peuvent-ils être redressés sur le fondement de la mesure anti-abus, alors même qu’ils n’ont pas posé eux-mêmes l'ensemble des actes juridiques composant l'opération ? Ainsi, la holding n’a pas été constituée par les parents, mais par leur fils ; par ailleurs, les parents sont étrangers à la décision de distribution du dividende par la société opérationnelle à la holding.

Prenons un autre exemple. Un entrepreneur cède ses actions dans une société holding détenant des filiales opérationnelles (actives par exemple dans le secteur des télécoms) à un investisseur tiers (un fonds de private equity). La holding de reprise finance le prix d'acquisition par un crédit bancaire, qui est ensuite remboursé grâce aux liquidités versées à la holding -sous forme de prêts et de distributions de dividendes- par diverses sociétés du groupe cible. Il peut advenir que le fisc voie dans cette opération un « abus fiscal » et taxe la plus-value réalisée par le cédant-entrepreneur au titre de dividende. Resurgit alors la question suivante : le fisc peut-il infliger un redressement au cédant en application de la mesure anti-abus, alors même que ce dernier n’a pas formellement été partie prenante à tous les actes composant l'opération (notamment la conclusion des contrats de prêts entre la holding de reprise et les sociétés du groupe cible, les distributions de dividendes,…).

Dans son arrêt du 11 janvier 2024, la Cour de cassation répond à cette interrogation : en présence d'une opération composée de plusieurs actes juridiques, la mesure anti-abus peut jouer même si le contribuable n'a pas participé formellement à tous les actes juridiques. Un contribuable peut ainsi se faire redresser dès lors qu’il a bien posé certains de ces actes et a été à tout le moins « impliqué » dans tous les autres, du moment que tous ces actes relèvent d’une « chaine indivisible » préconçue dès le départ dans une « unité d’intention ». 

Reprenons nos deux exemples. Cette jurisprudence signifie que les parents ou l’entrepreneur pourraient se faire redresser sur le fondement de la mesure générale anti-abus, dès lors qu’ils ont posé certains des actes (en l’occurrence : la cession de leurs actions à la holding) et ont été « impliqués » dans tous les autres. Il ne devrait pas s’agir de n’importe quel degré d’implication, mais d’une implication d’un degré tel que tous les actes en cause soient bien reliés par une « unité d’intention ». Autrement dit, il doit avoir été invraisemblable dans l’esprit des parents et de l’entrepreneur qu’un acte soit posé (la cession de leurs actions) sans la certitude que les autres actes le seraient aussi. A mon avis, les parents ou l’entrepreneur devraient avoir à tout le moins « piloté » ou « téléguidé » les différentes étapes du montage consécutives à la cession des actions. A suivre certaines décisions de jurisprudence récentes, un contribuable pourrait être considéré comme « impliqué » aussitôt qu’il choisit délibérément de s’embarquer dans la construction en cause ou d’y collaborer. La prudence est donc de mise…

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