La loi du 19 décembre 2023 portant dispositions diverses en matière civile et judiciaire a introduit un nouvel article 1094/2 dans le Code judiciaire (M.B., 27 décembre 2023). Cette disposition, entrée en vigueur le 6 janvier 2024, apporte une nouveauté intéressante à la procédure applicable devant la Cour de cassation.
En effet, cette disposition permet désormais au demandeur en cassation d’introduire une requête complémentaire à celle qu’il a déjà introduite lorsqu’une disposition légale rétroactive entre en vigueur au cours de la procédure de cassation et qu’il souhaite invoquer un nouveau moyen pris de sa violation.
Genèse de l’article 1094/2 du Code judiciaire
Le législateur détaille la genèse de l’article 1094/2 du Code judiciaire dans l’exposé des motifs de la loi du 19 décembre 2023 (Doc. Parl., Ch. repr., sess. ord. 2022-2023, Doc. n° 55-3552/001, pp. 57-64).
Ce nouvel article résulte d’une longue procédure judiciaire qui a débouché sur la condamnation de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’Homme. En substance, le 12 janvier 2005, un agriculteur cita la Région flamande devant le tribunal de première instance de Courtrai en vue de réclamer, sur la base de l’article 1382 de l’ancien Code civil, réparation du dommage résultant d’un acte administratif, adopté le 30 juillet 1996, qui avait été jugé illégal et annulé par le Conseil d’État le 30 septembre 2004.
Le tribunal de première instance de Courtrai déclara cette demande prescrite. La cour d’appel de Gand confirma ce jugement en précisant (i) que l’action de l’agriculteur était soumise au délai de prescription de cinq ans prévu par les articles 100 et 101 des lois coordonnées sur la comptabilité de l’État, (ii) que la prescription à l’égard de la Région flamande avait pris cours le 1er juillet 1996 (iii) et que l’introduction du recours en annulation devant le Conseil d’État n’avait aucun effet interruptif ou suspensif de prescription.
L’agriculteur introduisit un pourvoi en cassation contre cette décision le 29 mai 2008. Dans sa requête, il critiquait la décision de la cour d’appel de Gand de refuser de reconnaitre un effet suspensif ou interruptif de prescription au recours introduit devant le Conseil d’État. En outre, l’agriculteur attira l’attention de la Cour de cassation sur l’existence d’une proposition de loi soumise au Parlement, qui visait à reconnaitre un effet suspensif ou interruptif de prescription à un recours introduit devant le Conseil d’État, tout en se réservant le droit de demander l’application de cette proposition de loi au cas où elle entrerait en vigueur au cours de la procédure de cassation. Ainsi, c’est avec le dépôt d’un mémoire ampliatif du 10 octobre 2008 – c’est-à-dire d’un mémoire complémentaire ayant normalement pour objet de permettre au demandeur d’exposer les faits de l’affaire et les développements des moyens invoqués dans sa requête – que l’agriculteur invoqua un moyen pris de la violation de la proposition de loi finalement adoptée le 25 juillet 2008, dont les dispositions avaient un caractère rétroactif et étaient applicables aux litiges en cours.
Par un arrêt du 25 février 2010 (n° C.08.0228.N), la Cour de cassation rejeta ce pourvoi en déclarant, d’une part, que le mémoire ampliatif était irrecevable pour avoir été déposé en dehors du délai de quinze jours à partir de la signification de la requête en cassation (article 1087 du code judiciaire) et, d’autre part, que, ni les droits de la défense ni le droit à un procès équitable garanti par l’article 6, §1er, de la Convention européenne des droits de l’Homme ne justifiaient de s’écarter des dispositions réglant la procédure en cassation, dont celles relatives à la recevabilité du pourvoi en cassation, des mémoires et des moyens.
La Cour européenne des droits de l’Homme conclut à la violation de l’article 6, §1er, de la Convention éponyme par son arrêt du 16 février 2021 (aff. Vermeersch c. Belgique) : si la Cour européenne rappela en effet que l’observation de règles formelles de procédure civile est importante lorsqu’elle a pour objectif de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice, elle jugea cependant que les dispositions du Code judiciaire applicables à la procédure de cassation portaient atteinte au droit au procès équitable dans sa substance, dans la mesure où elles ne permettaient pas au demandeur en cassation de faire valoir un moyen tiré d’une nouvelle loi applicable rétroactivement au litige après le dépôt de sa requête.
Afin de se conformer à la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme, le législateur adopta ainsi le nouvel article 1094/2 du Code judiciaire, lequel prévoie maintenant clairement à son premier alinéa que « Lorsque, au cours de la procédure en cassation, entre en vigueur une disposition légale qui s’applique rétroactivement au litige, la partie demanderesse peut soumettre à la Cour une requête complémentaire contenant un moyen pris de la violation de cette disposition. Cette requête est jointe à l’instance en cours ».
L’article 1094/2 du Code judiciaire en pratique
En pratique, l’article 1094/2, alinéa 2, du Code judiciaire prescrit que le demandeur doit déposer sa requête complémentaire, à peine de déchéance, dans les trois mois à compter de la publication de la nouvelle disposition au moniteur belge et dont il souhaite invoquer la violation devant la Cour de cassation. Il s’ensuit que toute requête complémentaire introduite après ce délai sera déclarée irrecevable par la Cour.
Le troisième alinéa de l’article 1094/2 ajoute encore que « les articles 1079 à 1081, 1087, 1092 à 1094/1 et 1097 s’appliquent à cette requête et aux mémoires que les parties s’échangent ». La requête complémentaire sera soumise aux mêmes conditions de recevabilité que la requête originale ; elle ouvrira une procédure complémentaire – et non une nouvelle instance – qui offre aux autres parties la possibilité de présenter leur défense (Doc. Parl., Ch. repr., sess. ord. 2022-2023, Doc. n° 55-3552/001, p. 63).
Dans ce cadre, il parait utile de souligner que :
- Les autres parties ont donc la possibilité de déposer un mémoire en réponse signé par un avocat à la Cour de cassation. En matière civile, le délai pour déposer un tel mémoire sera de trois mois à dater de la signification de la requête complémentaire (articles 1092 et 1093 du Code judiciaire).
- Le ministère dispose de la possibilité de déposer des conclusions et dès lors de soulever une fin de non-recevoir au pourvoi complémentaire ou au nouveau moyen qu’il contient (article 1097 du Code judiciaire). Lorsque les conclusions du ministère public seront écrites, le demandeur pourra déposer au plus tard une note à l’audience pour répondre aux conclusions ; lorsqu’elles seront présentées oralement à l’audience, le demandeur pourra solliciter une remise de l’affaire pour pouvoir déposer une telle note (article 1107 du Code judiciaire).
Enfin, puisque l’introduction d’une requête complémentaire sur pied de l’article 1094/2 du Code judiciaire n’ouvre pas une nouvelle instance, les travaux préparatoires de cette disposition confirment que son dépôt ne nécessite pas le paiement d’un nouveau droit de mise au rôle ni de nouvelle contribution au Fonds d’aide juridique de deuxième ligne (Doc. Parl., Ch. repr., sess. ord. 2022-2023, Doc. n° 55-3552/001, p. 63).
Conclusion
Avec le nouvel article 1094/2 du Code judiciaire, le législateur se conforme à la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme du 16 février 2021. Tout demandeur en cassation dispose maintenant de la possibilité intéressante de déposer une requête complémentaire pour invoquer la violation d’une disposition adoptée en cours de procédure de cassation et rétroactivement applicable au litige.
Pierre Bazier